Archives de catégorie : Jacques Lizène

Jacques Lizène, CAP : un groupe, un éditeur, centre d’art contemporain EXIT, Château de Petit Leez

CAP : un groupe, un éditeur – 8 Mai – 19 juin 2022

L’exposition commémore les cinquante années du CAP (Cercle d’art prospectif) et des éditions Yellow Now dont les activités furent régulièrement associées au groupe et à ses artistes.

Sont exposés les membres du CAP depuis sa fondation en 1972 : Pierre Courtois, Jacques Lennep, Jacques Lizène, Jacques Louis Nyst et Jean-Pierre Ransonnet. Les œuvres sélectionnées datent des années 1970, période cruciale dans l’histoire de l’avant-garde. Des vidéos sont par ailleurs diffusées, rappelant que le groupe fut un pionnier de l’art vidéo en Belgique. Précurseur, il formula aussi, dès ses débuts, les principes d’une esthétique relationnelle. Une cinquantaine d’artistes belges et étrangers, de Boltanski à Vostell, participèrent aux expositions et publications, parmi lesquelles Mémoire d’un Pays noir en 1975 et Le Jardin, lectures et relations en 1977. La Maison de la culture de Namur consacra au CAP, en 2002, une rétrospective, accompagnée d’une publication retraçant son histoire.

La galerie Yellow débuta, en 1969, avec une exposition de Jacques Lizène. À partir de 1972, elle entama, sous le nom de Yellow Now, une activité éditoriale qui, depuis, n’a jamais cessé. Plusieurs ouvrages ont été consacrés au CAP et à ses membres : des livres d’artistes pionniers (Nyst, Pour un visiteur futur, 1975 – Ransonnet, Lierneux, Les lieux et les liens, 1976 – Lennep, Alfred Laoureux collectionneur, 1979) ; des ouvrages collectifs pluridisciplinaires (Le Jardin, 1977 – Relation et relation, 1981), ainsi que des monographies consacrées à Lizène. Ransonnet et Lennep.

Centre d’art contemporain EXIT  – Château de Petit Leez.

EXIT11 Rue de Petit-Leez 129 5031 Grand-Leez Belgium

Jacques Lizène, [səminal] de Frédéric Acquaviva, création ce jeudi 13 janvier

Création mondiale ce jeudi 13 janvier 2022 de [səminal] de Frédéric Acquaviva, opus auquel a participé Jacques Lizène, sa toute dernière performance, rushs sonores enregistrés à la galerie dans le courant du mois de septembre 2021, quelques jours avant son décès. Et ce jour-là, on ne s’est pas ennuyé un seul instant.

Frédéric Acquaviva, [səminal] (CD)

Une composition en deux parties qui associe deux dimensions antagonistes et complémentaires : un texte de données lu par l’artiste ORLAN et un orchestre virtuel composé de quatre chanteurs (Loré Lixenberg, Joan La Barbara, Wills Morgan et Jacques Lizène) et de 124 instruments différents.

ORLAN intervient ici en tant que locutrice avec sa voix grave reconnaissable entre toutes (le texte est une liste cosmologique d’événements censés se produire dans le futur, lue dans un ordre chronologique comme un compte à rebours inexorable, jusqu’à la disparition totale de tout). La voix d’ORLAN sera audible (de 10.000 à 20 milliards d’années) ou submergée par l’orchestre dans la seconde partie (de 50 milliards d’années à la destruction totale).

Le PolyTransMetaOrchestra (P.T.M.O) est un orchestre virtuel, composé de quatre chanteurs (Loré Lixenberg, Joan La Barbara, Wills Morgan et l’artiste Jacques Lizène décédé le 30 septembre 2021) et de 124 instruments différents issus de la civilisation occidentale autant que de tous les autres endroits de la terre.

Frédéric Acquaviva a demandé à chaque chanteur ou instrumentiste (certains parmi les meilleurs), poète ou compositeur choisi, âgé de 1 à 94 ans, d’enregistrer une seule note, à partir de laquelle il a composé la première partie micropolyphonique de [səminal]. Dans la seconde partie, progressivement, tous les instrumentistes jouent ensemble, des multiplications électroniques se développant ensuite à partir de ce même matériau minuscule mais séminal.

Alors que la voix raconte la disparition de toute forme de vie, petit à petit, une harmonie microtonale plus dense et plus évoluée se fait entendre, prenant naissance à partir de l’ADN de chaque instrument (violon, accordéon, voix féminine, voix masculine, piano, saxophone, viole de gambe, synthétiseur, cors, batterie, etc.), exactement comme dans une période de décadence culturelle, lorsque certaines voix créatives continuent à se battre pour exister et proliférer.

Précommander le CD aux Presses du Réel

Frédéric Acquaviva, né en 1967, est depuis 1990 artiste sonore et compositeur de musique expérimentale, d’installations chronopolyphoniques, diffusées sur CD, en galeries, dans des musées et lieux institutionels ou lieux alternatifs, dans le monde entier. Hors des circuits traditionnels des musiciens et compositeurs, il rencontre puis travaille de manière continue avec quelques figures historiques de l’art, de la poésie ou de la vidéo bien avant leur reconnaissance médiatique (Isidore Isou, Maurice Lemaître, Marcel Hanoun, Pierre Guyotat, Jean-Luc Parant…), ainsi qu’avec la chorégraphe Maria Faustino, le cinéaste FJ Ossang ou la mezzo-soprano Loré Lixenberg.

 

Jacques Lizène, Des choses vraies qui font semblant d’être des faux-semblants, Friche La Belle de Mai, Marseille

Jacques Lizène, Sexe marionnette, vidéo, 1977 en remake 1993

Jacques Lizène (1946-2021) participe à l’exposition Des choses vraies qui font semblant d’être des faux-semblants, à la Friche La Belle de Mai à Marseille. Une exposition produite par le Centre Wallonie Bruxelles / Paris, commissariat confié à Michel François. 

Michel François, commissaire de l’exposition :

« Des choses vraies qui font semblant d’être des faux-semblants ». Cette phrase de Michel Foucault m’a fait penser à la perception abstraite que l’on peut avoir de son corps. Elle s’adapte à ce projet d’exposition de Centre Wallonie-Bruxelles qui m’a invité à réunir des artistes belges « émergents ».

Au risque de décevoir, je pense pour ma part qu’il n’y a pas de véritable identité belge. Si ce n’est sans doute celle d’être assis entre deux chaises : deux langues, deux cultures, deux politiques, deux économies… J’ai donc invité des artistes qui me semblaient « assis entre deux chaises ». Et c’est vrai que ce n’est pas commode d’être assis dans le vide. Dans cette posture, difficile d’envisager une quelconque “émergence”… Les artistes vivant en Belgique ont peut-être mieux que d’autres la capacité et la sensibilité de représenter ce corps, social et physique, instable et fragilisé.

Lorsqu’on est, de fait, le cul par terre, pour masquer le ridicule, il vaut mieux faire comme si on faisait semblant d’être par terre.

Le grand art consiste alors à faire semblant de faire semblant d’être par terre.

Au-delà de cette pirouette contextuelle, on peut constater que les œuvres produites pour cette exposition témoignent chacune à leur façon d’une certaine incommodité du corps : non séducteur, fantomatique, aveugle, emberlificoté, trafiqué, contraint par l’outil de travail, ridicule ou simplement maladroit. 

Les gesticulations géniales, douloureuses et hilarantes de la Marionnette Jacques Lizène ont pris fins, radicalement. Nul plus que lui n’aura été plus nul. Notre (petit) Maître à tous. Ria Pacquée apparaît dans ses films ou photographies en clamant son malaise, se représentant comme le témoin de sa propre inaptitude, misère ou maladresse, et parachutée au milieu d’une réalité absurde et cruelle. Selçuk Mutlu se présente comme une interface poétique, plastique et conceptuelle, accueillant les visiteurs « en leur absence », comme il dit, déclamant ses textes dans le vide, les écrivant sur des tableaux qu’il efface ou les gravant sur des pierres qu’il casse.   Peintures sur les fenêtres et bas-reliefs en céramique de Carlotta Bailly-Borg représentant des personnages bouffons, grotesques et impertinents entraînés dans une orgie inextricable ou une bagarre généralisée. Bas-reliefs extravagants encore, de Gaillard & Claude, en mousse synthétique grise, sanglée, et ayant digéré au passage quelques éclats de couleurs et « signes de négation ». Hauts-reliefs en bronze de Douglas Eynon, autoportraits bruts exécutés par des non-voyants et surgissant des murs comme des gargouilles archaïques déformées. De Douglas aussi une peinture à l’huile exécutée directement sur une colonne de l’espace d’exposition et déformée par cet élément architectonique. Construction de Sarah Caillard d’une boîte autonome, tapissée de tissu ultra réfléchissant où apparaissent furtivement des personnages fantomatiques qui se révèlent comme des représentations fantasmatiques éblouissantes dans l’obscurité d’une chambre. Copie conforme customisée d’un outil-prolongation des corps ouvriers, un grand chariot de l’entreprise Colruyt (supermarché alimentaire), dont Olivier Stévenart a été l’employé et dont il s’émancipe. Charlotte vander Borght installe des photographies de bennes de camions de transport, imprimées sur des lamelles de plastique translucides et flottantes. Ces camions apparaissent garés, vides et grandeur nature, portes grandes ouvertes comme dans l’attente de marchandises (ou de personnes ?), suggérant un transport transfrontalier à venir. Une balançoire très incommode a été construite par Feiko Beckers aux abords d’une fenêtre ou d’un mur. Une vidéo accompagne cet objet inconfortable et illustre les tentatives infructueuses de l’artiste pour l’utiliser. Fidèle à une « esthétique des moyens disponibles » Nicolas Bourthoumieux s’inspire de fauteuils existants pour créer des prototypes de « fauteuils suspendus » en acier brut dont l’inconfort est compensé par le flottement de leur assise. 

Dans ce contexte, une journée rétrospective des films de l’artiste et cinéaste Loïc Vanderstichelen est organisée en partenariat avec le cinéma La Baleine.

Treize artistes ont été invités à produire chacun un projet original pour cette exposition qui veut témoigner de leurs visions saugrenues du corps, à la fois physique et social. Ce projet rassemble des bas-reliefs, des sculptures, des installations, des vidéos, des photos et des performances. »

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BEN et LIZENE

Lu dans la dernière newletter de BEN 

CULTURE
Jacques Lizène est mort
De quoi est-il mort ?
Je suis jaloux
C’était le plus fort
Plus de soucis d’art
Plus de soucis d’ego
Plus de soucis de galerie
Jacques Lizène est mort
C’est le seul artiste que je connais
Qui s’était fait faire une vasectomie
Il m’a dit un jour : « je ne veux pas procréer
Pas parce que je déteste l’espèce humaine
Mais par conscience personnelle »
Jacques Lizène est mort
la Belgique doit être triste
C’était un ami
avec lequel j’ai bu des bières
Une partie importante de l’âme de
ma vie
Je pourrais même Alzheimer remplir
30 pages d’anecdotes sur lui

CULTURE LES MORTS
Lizène est mort.
ils meurent tous.
Dupuy est mort
Pinonceli est mort

CULTURE ET ZEN
Un jour Lizène m’a dit
« être original à tout prix,
n’est plus à la mode
être le plus ordinaire possible
ne rien faire c’est mieux
à la fin
ça devient extraordinaire »

 (…)

BEN SUR BEN
dire que sur mon testament
je léguais trois toiles à Lizène
et qu’il meurt avant moi

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FIAC OVR, online viewer room, preview

En marge de la Fiac au Grand Palais éphémère, la galerie participe également aux Online Viewer Rooms de la foire parisienne. A choise & tribute to Jacques Lizène. 

Jacques Lizène
Archéo néo déco, art syncrétique 1964. Remake 2011
technique mixte, 86 x 22 x 20 cm. Sur colonne de 100 cm
Jacques Lizène
Sculpture nulle 1980, instruments de musique modifiés en guise d’interrogation génétique, art syncrétique, croiser un violon et une raquette de tennis, en remake 2011.
Technique mixte, violon, raquette, 100  20 x 10 cm

Le registre des « sculptures génétiques » participe du double principe du collage et du montage – tel qu’il est présent dans nombre d’œuvres canoniques de la modernité (Max Ernst, avant tout, mais aussi Eisenstein, Heartfield, Erró, Rauschenberg, Godard, Jorn, etc…). Pour Lizène comme pour tous ceux-là, il s’agit de faire entrer en collision deux éléments hétérogènes (prélevés dans les registres les plus divers), suffisamment éloignés pour produire un effet de heurt ou d’incongruité (il s’agit de réunir ce qui logiquement n’aurait jamais dû l’être) et pourtant ajustables, harmonisables (la rencontre doit aussi avoir un caractère d’évidence). Mais ce qui singularise Lizène, c’est que l’effet de surprise ou d’émerveillement n’est jamais dénué d’une certaine dimension burlesque (seuls quelques collages d’Erró s’aventurent dans cette direction-là), résultant notamment d’une transgression des classifications et des hiérarchies admises. (G.S)

The category of ‘genetic sculptures” uses the double principle of collage and montage – like in numerous canonical works of modern artists (most of all in Max Ernst, but also Eisenstein, Heartfield, Erró, Rauschenberg, Godard, Jorn, etc…). Like for all of them, the point for Lizène is in a clash between two heterogeneous elements (belonging to quite different categories), sufficiently distant to create an effect of contrast or impropriety (by joining what, according to logics, would never join), nevertheless justified and harmonious (because the clash is to make an impression of obviousness). What differs Lizène from them, however, is the fact that the effect of surprise or enchantment is never deprived of a dose of burlesque (only a few collages by Erró are like that) resulting from exceeding accepted hierarchies and classifications. (GS)

Marie Zolamian
Sans titre, 2019
Huile sur toile sur panneau, 31 x 41 cm
Marie Zolamian
Courir le guilledou, 2019
Huile sur toile sur panneau, 29 x 39 cm

Le travail de Marie Zolamian (Beyrouth, 1975, vit et travaille à Liège) fonctionne comme une suite de séquences. Ainsi constitue-t-elle au fil du temps un corpus qui constitue un documentaire expérimental d’une ethnologie fictionnelle, l’expérimentation d’un auto-enracinement dans un monde globalisé qui mixte des modes de vie, des pensées et des histoires tant orientales qu’occidentales. « Je tente de m’approprier, déclare Marie Zolamian, des patrimoines de communautés d’élections qui me sont étrangères

Marie Zolamian’s (born in Beirut in 1975; lives and works in Liège) work takes the form of a series of sequences. Accordingly, she is building up a body of work over time, which amounts to an experimental documentary on a fictional ethnology, the experiment of self-rooting in a globalised world, which mixes lifestyles, thoughts, and stories that are both Eastern and Western.

Raphaël Van Lerberghe
Sans titre (10/18) , 2021, 32 x (21 x 29,7 cm)

On pourrait presque dire que Raphaël Van Lerberghe ne révèle rien sur ces images. II organise plutôt leur présence. Jamais il ne les épuise dans une mise en forme où celles-ci seraient le point de départ et d’arrivée d’un cheminement tautologique. Au contraire, par de subtils jeux de recadrage, de masque ou d’amplification, elles sont exploitées comme ferment d’une expérience perceptive. Jouant malicieusement sur la transparence, la disparition ou la surinscription, Raphaël Van Lerberghe brouille les pistes et fait obliquer Ie regard en deçà ou au-delà des certitudes que nous nous étions promises. L’infime détail d’un trait, un fragment de photographie ou de texte sont autant de guides aventureux nous invitant à lâcher prise.

One could almost say that Raphaël Van Lerberghe reveals nothing about these images. Rather, he organises their presence. He never exhausts them in a form in which they would be the starting and ending point of a tautological path. On the contrary, through subtle games of reframing, masking or amplification, they are exploited as the ferment of a perceptive experience. Playing mischievously with transparency, disappearance or over-inscription, Raphaël Van Lerberghe scrambles the tracks and makes us look beyond or below the certainties we had promised ourselves. The smallest detail of a line, a fragment of a photograph or a text are adventurous guides that invite us to let go.

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Jacques Lizène : la postérité ? Voilà, la place est prise !

Un texte inédit d’Arnaud Labelle-Rojoux

Je tends, et je n’ai jamais rien fait d’autre, à la facétie.  Jacques Lizène

Trente ans après, je ne me suis pas encore tout à fait remis de ma rencontre avec Jacques Lizène, ou plus exactement avec son œuvre battant en brèche tous les repères qui étaient jusqu’alors les miens, ceux des avant-gardes compris, Dada, happenings, Fluxus et autres cénacles dressant un système de « contre-valeurs » aux dogmes esthétiques dominants. Nous étions, je pense, en 1990. Ce que je connaissais de lui remontait cependant à quelques années auparavant, par le catalogue interposé du Symposium d’art performance du Lyon de 1979. Il s’agissait, après le refus essuyé d’y présenter un mur de briques constitué de ses propres excréments (on y reviendra), d’une action « rapide et légère » (datée de 1971), aussi « minable » en apparence qu’effectivement sans pitié pour ce qui se prenait alors pour le nouveau grand art, celui de la performance. Aucune subversion revendiquée pourtant. Tournant en rond, Lizène tenait en laisse un cassettophone diffusant son rire inextinguible ; celui-ci, équipé d’un gros marqueur noir, laissait au sol la trace très approximativement circulaire de sillons d’un disque vinyl. Lizène assumait joyeusement, ce que les gros gibiers de l’art ne peuvent envisager, sa « part maudite », la médiocrité, la nullité, le ratage. Jean-Yves Jouannais expose parfaitement la chose : « La médiocrité n’est pas une aspiration démagogique ou masochiste à la honte, mais s’affirme comme le rêve de ménager le lien social et de pointer ce que le réel recèle de poésie véritable. En cela, l’œuvre de Lizène explicite le lien demeuré invisible entre deux déclarations majeures de Filliou. La première envisageant donc l’art moderne comme la révolution des médiocres, la seconde affirmant que “l’art n’est qu’un moyen pour rendre la vie plus intéressante que l’art.” » Et de préciser : « Cette médiocrité se désigne ainsi, non pour se situer sur une échelle esthétique, mais pour rendre compte d’une ambition dont la seule mesure est l’intensité et la visibilité – une intensité discutable pour une visibilité problématique. » (Jean-Yves Jouannais, L’Idiotie, Beaux-arts magazine livres, Paris, 2003).

Chez l’autoproclamé « petit maître » s’entrenouent, comme le dit fort bien Jouannais, l’idée d’une revendication de la médiocrité permettant à chacun d’exister artistiquement et une singularité convertissant tout en œuvre unique, sans hiérarchie esthétique quant aux éléments qui la composent. Ceux-ci apparaissent très tôt sous ce jour avec le qualificatif d’art « d’attitude ». Premiers « dessins médiocres », dès la troisième année de ses études à l’Académie royale des Beaux-Arts de Liège entre 1961 et 1966 (Les chaises dorment assises, 1964 ; Le Sexe et la multitude et Femme et personnages ithyphalliques, 1966), période durant laquelle il se rend compte que son talent est de ne pas en avoir. Tout son répertoire formel, ou presque, est déjà là. Cependant qu’il créé en 1971, l’Institut d’art stupide dont il est l’unique représentant, le corps fait son apparition dans des séries de photos, le sien (Petit maître liégois hésitant à entrer dans le cadre d’une ou de l’autre photo), ou celui d’une modèle (Contraindre le corps d’une jeune fille à s’inscrire dans le cadre de la photo). Il réalise la même année un film 8 mm en noir et blanc Travelling sur un mur (de briques). On découvre à la toute fin de la séquence maladroitement filmée, cette phrase surprenante tracée à la craie  : « Je ne procréerai pas ». De fait, Lizène ne procréera pas : il vient de subir à quelques kilomètres d’Oslo, en Norvège, une vasectomie volontaire après que l’œuvre de Cioran l’ait convaincu de l’absurdité de faire des enfants. Lecture hâtive (il s’est arrêté aux titres des chapitres du Précis de décompositions) mais geste irréversible. Il indique, nous sommes en pleine période de l’art corporel, qu’il s’agit avec cette opération d’une « sculpture interne », et fera de l’événement une des chansonnettes pitoyables de son « Minable Music-hall » (séquence de l’émission de Radio Titanic), Vasectomie ! chevrotée plus que chantée sur tous les tons de la dérision. Une autre petite chanson médiocre enregistrée à la même époque Ah ! Qu’est-ce qu’il y a dans mes souliers se voit qualifiée de « Minimal body art » du fait qu’il l’interprétait en soulevant son gros orteil de façon invisible puisque logé dans sa chaussure fermée.

Mais Lizène est loin d’être le « pître » qu’il prétend être, ou plutôt, s’il apparaît tel, n’est pas moins pétri de références artistiques et littéraires, pour certaines faisant sens au regard de sa propre existence passablement teintée de désespoir. Ainsi, le mur filmé sur lequel il a écrit « je ne procréerai pas », n’est autre que celui faisant face à la clinique d’Ougrée, dans la banlieue de Liège, où il naquit, et s’il peint des briques à la « matière fécale », présentées pour la première fois sous la forme reconstituée d’un mur de six mètres de long au Cirque Divers de Liège en 1978, il le baptise sciemment « peinture analitique » jouant naturellement sur le sens d’analyse et d’analité. Son titre plus tardif, « Mur des défécations » a pu davantage sembler provocateur, ou disons régressivement puéril (ce qu’ont probablement pensé les organisateurs du Symposium d’art performance de Lyon qui l’ont refusé), mais quel que soit l’angle d’attaque choisi pour le définir, la dimension métaphysique est au cœur de sa démarche. Cela va au-delà de ce qu’il prétendait : « Si j’étais un petit maître hollandais, je peindrais des marines. Je suis un petit maître liégeois, né dans une banlieue industrielle: je peins des murs de merde.» Peindre des murs de merde (« au caca » comme il dit aussi) ou, lors de la performance Extinction de l’œuf (1970), pulvériser d’insecticide une série d’œufs alignés à l’aide d’un aérosol, cependant qu’un magnétophone diffuse des cris de bébés, ne laissent guère entrevoir une vision heureuse de la vie. C’est sans doute ce qui m’a fait tant aimer Jacques, en le rencontrant. Cette capacité à masquer son désespoir profond dans ce qu’il nommait la « facétie ». Il ne s’agissait pas d’un rire de complaisance, mais bien d’une « attitude », dans le sens même que donnait Harald Szeemann lors de son exposition When Attitudes become Form à Berne en 1969, une « conscience divergente ». Il reprend du reste à son compte le mot, faisant de chacun de ses gestes, comportements, inventions « minables », croisements photographiques « génétiques », pièces musicales à l’envers, un « art d’attitude d’art médiocre », personne de sérieux ne pouvant songer lui disputer la palme de la « Médiocrité ».

En 1995, organisant une « Journée du ratage » à l’École d’art d’Avignon où j’enseignais alors, il m’était donc impossible de ne pas l’inviter aux côtés, à des titres variés, de Stéphane Bérard, Olivier Blanckart, Jean-Yves Jouannais et Michel Houellebecq. Idée saugrenue ? Sujet fleurant bon le nihilisme, pédagogiquement périlleux, c’est vrai, mais la chose, diversement accueillie par des étudiants déroutés, se fit sans difficulté grâce au soutien du directeur Jean-Marc Ferrari, lui-même obsédé par la question de l’échec, amateur de disques idiots et admirateur de Lizène. Il faut dire qu’il le connaissait bien pour avoir monté cinq ans auparavant avec Ben, l’exposition néo-publicitaire itinérante de caravanes d’artistes, Caravane de caravanes, qui avait sillonné la France de Dunkerque à Vendres, station littorale du Languedoc. Lizène y avait participé avec éclat, faisant l’intégralité du voyage (une vingtaine de jours) dans une caravane complètement ajourée, réduite à une armature, c’est-à-dire complètement à vue. Lors de la « Journée du ratage » Lizène présenta de biais, et volontairement flou, un film sur l’art belge (selon lui très remarquable) qu’on entendait à peine, et surtout sa vidéo Sexe marionnette (1977) dont rendit compte encore sous le choc Michel Houellebecq dans les Inrockuptibles (repris dans le recueil d’articles Interventions, Flammarion, 1998) : « Les choses ont commencé presque gaiement, par une projection de courts-métrages réunis sous le titre de Films sans qualités ; les uns hilarants, les autres étranges, parfois les deux […]. Puis j’ai vu une vidéo de Jacques Lizène. La misère sexuelle le hante. Son sexe dépassait d’un trou ménagé dans une plaque de contreplaqué; il était enserré dans un nœud coulant par une ficelle servant à l’actionner. Il l’agitait longuement, par secousses, comme une marionnette molle. J’étais très mal à l’aise. Cette ambiance de décomposition, de foirage triste qui accompagne l’art contemporain finit par vous prendre à la gorge; on peut regretter Joseph Beuys, et ses propositions empreintes de générosité. Il n’empêche que le témoignage porté sur l’époque est d’une précision éprouvante. Toute la soirée j’y ai pensé, sans pouvoir échapper à ce constat : l’art contemporain me déprime; mais je me rends compte qu’il représente, et de loin, le meilleur commentaire récent sur l’état des choses. J’ai rêvé de sacs poubelle débordant de fIltres à café, d’épluchures, de viandes en sauce. J’ai pensé à l’art comme épluchage, aux bouts de  chair qui restent collés aux épluchures. »

Jacques Lizène a été sensible au commentaire stupéfait de Houellebecq, dont il m’a dit avoir ensuite lu et apprécié plusieurs de ses romans. Les mots qui viennent sous sa plume tombent juste en effet. Il y a une forme de pathéthique chez Lizène, certes à double tranchant (rire ou pleurer), en tout cas transmissible. En revanche je ne l’élargirai personnellement pas à l’art contemporain dans son ensemble qui n’est à l’évidence porteur ni de sa négativité, ni de son malaise, ni de son « ricanement » (mot préféré par lui à celui de rire). Lizène du reste s’est d’emblée situé dans la « banlieue de l’art », laquelle n’est pas séparée de la vie ordinaire. C’est là qu’il donne toute sa mesure. Artiste « vingt-quatre heure sur vingt-quatre, et pas seulement quand il réalise des œuvres », comme l’a noté Guy Scarpetta (« L’énergumène », Jouons avec les vidéos mortes de Jacques Lizène, L’ÉCLAT/Villa Arson, L’Usine à Stars, Yellow Now, Liège, 2009), il ne fait aucune différence, en dandy qu’il est, entre les moments les plus triviaux et les plus authentiquement créateurs, cela, avec une désinvolture confondante, alternant le plus haut degré de précisions explicatives (surtout une chope de bière à la main) et les dérapages très incontrôlés laissant paraître la morale sous-jacente de sa posture : le deuil de la vie se fait par la vie, sorte de suicide à petit feu. Il ajouterait ici : AH! AH! AH! AH!

Mais Jacques Lizène vient de mourir. 

Je l’ai dit, peut-être d’ailleurs un peu trop, Jacques Lizène avait la tête métaphysique. Avec le corps d’un pétomane goguenard, dois-je illico  ajouter, ce qui n’est pas incompatible, on l’a compris. L’un ne compense pas l’autre, et les effets libérateurs du second, comme son rire générique, étaient là pour déterminer la parité de contraires supposés, ce qui en fait, non sans raisons, on l’a écrit souvent, en particulier récemment  pour annoncer sa mort dans la presse, l’héritier d’Alfred Jarry. Il faut cependant, et quoique lui-même ait minimisé la chose, revenir un instant sur son œuvre (prolifique) et rappeler qu’en 2011, à Paris, une grande rétrospective (quoique qualifiée de « rapide ») au titre flamboyant « Désastre jubilatoire » lui fut consacrée au Passage de Retz, organisée par Jean de Loisy. Étaient présentes, bien sûr, les photos, les vidéos (dont il faut se souvenir qu’elles datent de la pré-histoire du genre) telle l’inoubliable Tentative de dressage d’une caméra (1971), les peintures à la « matière fécales », les chansonnettes, les sculptures nulles avec fumée, etc., qui trouvaient naturellement leur place dans la rétrospective, mais non comme les jalons passés en revue d’une œuvre par périodes. Frappait en effet la cohérence d’un ensemble extraordinairement vivant, et une permanence de formes (oui, il faut dire formes) n’appartenant qu’à lui : le remake (à partir de 1979) comme technique d’effacement du passé au profit d’un présent perpétuel (lui permettant de semer la confusion entre un projet réalisé réinterprété, un projet resté à l’état de projet finalement réalisé, un projet présent post-daté, supposément passé donc), et l’obsession du cadre, du chassis, du cloisonnement, des croisements, des accouplements d’objets. On a pu, bien entendu, trouver ici ou là des cousinages avec d’autres artistes (Filliou), en particulier belges (Jean-Yves Jouannais s’est focalisé sur le mur de briques emblématique, en effet présent chez Magritte, Mariën ou Broodthaers), mais domine – la chose était explicite au Passage de Retz – une volonté de faire une œuvre singulière abondante, casse-tête d’évaluation critique. Lui-même, en effet, n’hésitait pas à qualifier d’«  insignifiant », de « vraiment nul », d’« inepte », de « sans intérêt » ses propres dessins, vidéos, sculptures ;  il s’annote, se commente, ce qui laisse penser que ce n’est pas tant l’art, serait-il « médiocre », qui se prête au jugement que son auteur. Lizène, moraliste, se situe dans la Négation revendiquée. Mais au contraire de la constellation d’écrivains qu’Enrique Vila-Matas a réuni sous le patronage de Bartleby, le personnage du récit d’Herman Melville, sa « nullité » ne s’accompagne pas de retrait, d’incapacité créatrice, d’inachèvements, mais d’une hyperprésence et dans la profusion. Le Passage de Retz débordait de Lizène, corps néo-rupestres courant partout.

Lorsqu’est mort notre ami commun Éric Duyckaerts pour qui il avait tant compté et qui le vénérait, je lui avais téléphoné. Décrochant, il me demande d’emblée : « Tu m’appelles à propos d’Éric Duyckaerts (soulignant dans sa prononciation Deuillekaerts) ? » Lui indiquant que je voulais en effet l’associer dans ma prise de parole le lendemain au crématorium du cimetière du Père Lachaise, il me fit cette réponse, assez curieuse de la part du pessimiste radical qu’il était : « Les artistes disparaissent, pas leurs œuvres ! Avec elles, même les artistes oubliés, comme Paul Sérusier renaissent. Les œuvres ressuscitent les morts oubliés! » Il était parti ensuite d’un grand rire, avant d’ajouter : « Mais on n’oubliera pas Éric Duyckaerts ». Ainsi donc, Jacques Lizène, soudain prophète, croyait au jugement infaillible de l’histoire, dès lors qu’on y laisse des traces (même des « petites saletés de dessins ») ! Il y avait certainement pour Lizène une différence entre la postérité et une reconnaissance même tardive, généralement intéressée sur le plan mercantile. La postérité est une hypothèse toujours ouverte. Imprévisible. Plusieurs années avant sa remarque à propos de l’œuvre de Duyckaerts, il précisait, c’était en 1986 dans une lettre à Catherine Millet, rédactrice de la revue Art press, qui avait qualifié sa démarche de mise en scène obstinée de la « débilité la plus navrante » : « Je regrette que, pour je ne sais quelle coquetterie de critique parisienne, vous n’ayez pas employé mon propre vocabulaire (art du nul, artiste de la Médiocrité, petit-maître de la seconde moitié du XX è siècle…) plutôt que la formule de “ débilité la plus navrante” qui signififie “ grande faiblesse donnant peine et chagrin vif” (ah, ah, ah, ah !)… alors qu’il s’agit (ici c’est à moi d’être navré … ah, ah, ah !) d’une forme d’humour et d’une critique de la critique (de l’idée de jugement en art) avec drôlerie, de la médiocrité amusante en somme ! Dans le sens de ce constat , je serais peut-être porté à croire qu’il n’y a aucune raison véritable de penser que la plupart des critiques d’art actuels soient infaillibles, plus que ne le furent ceux de la fin du 19 ème siècle ou du début du 20 ème …  qui eux, pour le plus grand nombre, se sont trompés très souvent, quand ce n’est pas TOUJOURS … (ah, ah, ah, ah, ah !). » Et de glisser à la suite de son courrier quelques documents « d’art de la Médiocrité » à reproduire dans Art press « avec pourquoi pas un petit article de vous, pour, qui sait, donner à la postérité l’image d’une jeune femme qui ne s’est pas toujours fourvoyée … ah, ah, ah, ah, ah ! ». Sous couvert de mise au point amusée, il y avait dans la réponse faite par Lizène à Catherine Millet, plutôt que le désir de la voir s’amender, qu’elle reconnaisse une erreur de jugement, la dénonciation d’un pouvoir critique discriminant, moins durable que l’art même. Il y a toujours eu, et partout dans le monde, des artistes par millions en proie au doute, au ratage, à l’échec, au découragement, que le qualificatif de « médiocre » élimine sur le champ de leur vivant. Il parlait pour eux, proclamant  « personne, vraiment personne ne peut considérer que ce que tu fais est inintéressant. Il faut toujours laisser faire le temps ». La postérité est en effet leur chance. Enfin, était leur chance : la place est  désormais prise par Jacques Lizène !                                                                                                                           

Arnaud Labelle-Rojoux

 6 octobre 2021

 

Maquette du catalogue du Symposium de performance de Lyon de 1979. Texte tapuscrit et note au crayon : ici Lizène voudra peut-être nous faire un petit dessin. Collection Province de Liège, Fonds Cirque Divers.
… Ce qu’il fit.
Jacques Lizène, Performance légère et rapide (tellement rapide que le photographe n’a pu photographier que la fin de la performance). Symposium International de la performance, Lyon, 1979.

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Hommages à Jacques Lizène, revue de presse

Daniel Salvatore Schiffer sur Agoravox

Pedro Morais dans le Quotidien de l’art

Clémentine Mercier dans LIBERATION 

«Artiste de la médiocrité», le Belge se plaisait à pousser la réflexion sur l’art, jusqu’à porter la vasectomie à un niveau esthétique ou à devenir «son propre tube de couleur» en peignant avec sa propre merdeMerdre, Jacques Lizène est mort. Ce n’est pas un chocolat, ni un café mais un «petit maître liégeois de la seconde moitié du XXe siècle» – tel qu’il se définissait –, qui a quitté la scène artistique belge le 30 septembre. Inventeur de l’«art nul», Jacques Lizène s’est imposé en artiste de la médiocrité, petit-fils spirituel d’Alfred Jarry, grand maître du fiasco, de l’insuccès, du foirage : «J’avais l’intime conviction que la médiocrité demeurait le seul créneau encore libre dans le domaine de l’art» a déclaré le conceptuel comique. En 1986, lors d’un portrait filmé – avec image recadrée et bande-son pourrie – il explique en riant et avec beaucoup de sérieux sa démarche dada : «Il y a une différence entre l’art médiocre et l’art de la médiocrité. L’art de la médiocrité, c’est un travail sur l’idée de jugement. Si vous faites un tableau avec de jolies couleurs et que vous dites, “ce tableau est médiocre”, le regardeur s’interroge. Tous les mouvements du XXe siècle sont un élargissement de la notion d’art, et, sous le label de la médiocrité, on peut tout se permettre.»

Pour un chef d’œuvre, combien d’œuvres nulles, ratées, minables ? s’interroge l’artiste Arnaud Labelle-Rojoux dans son texte Jacques Lizène, Artiste de face B. Labelle-Rojoux a exposé aux côtés de Lizène et l’a placé sur un char des Maîtres du désordre, une installation au Quai Branly en 2012 en compagnie de Jean-Jacques Lebel, Gelitin, Esther Ferrer ou Mike Kelley : «Pour moi, c’est un dandy absolu, mais un dandy à rebours, car il assumait sa singularité et son esthétique régressive. Il portait ses vestes à l’envers et buvait beaucoup, mais un jour sur deux seulement ! Ses coups de fils nocturnes avec toujours les mêmes blagues vont me manquer. Il laisse une œuvre énorme, mais aussi “minable”, minable dans le sens où elle pousse loin la réflexion sur l’art. Une page se tourne à Liège.»

Né à Ougrée, près de Liège (Belgique), en 1946, Jacques Lizène, qui se revendique «banlieusard de l’art», est surtout connu pour avoir porté la vasectomie à un niveau esthétique. Se créant un personnage subversif, il a inventé «l’art-attitude», notamment en subissant cette opération pour ne pas avoir d’enfant. De cet acte chirurgical, il en a fait une chanson mais aussi des performances avec des légumes phalliques, – et surtout un concombre –, qu’il sortait de sa braguette pour les couper au hachoir comme le raconte Guy Scarpetta, dans son texte l’Energumène. Pitre, bouffon, membre productif du Cercle d’art prospectif liégeois (CAP) avec Pierre Courtois, Jacques Lennep, Jacques-Louis Nyst et Jean-Pierre Ransonnet, il a aussi créé l’Institut virtuel de l’art stupide dont il était le seul adhérent. Dans son livre l’Idiotie, le critique Jean-Yves Jouannais place Lizène dans le sillage de Robert Filliou qui, dans les années 60, inscrit l’art moderne dans la «révolte des médiocres», une contre-culture qui est aussi un champ d’action pour sortir l’art de l’autosatisfaction, de l’entre-soi ou du sacro-saint «talent». La série de clichés Contraindre le corps à s’inscrire dans le cadre de la photo (1971), peut se lire comme un jusqu’au-boutisme burlesque : face à l’objectif, Jacques Lizène se contorsionne, de plus en plus près de l’appareil, pour rentrer en force sur l’image, quitte à se foutre par terre.

En 1977, après avoir découvert que la boîte de Piero Manzoni – Merde d’artiste – était vide, grand moment, il devient «son propre tube de couleur» et se met à peindre avec sa propre merde dans un «principe d’autarcie» totale. Il explique alors comment il dessine des briques de couleurs, plus rouges quand il mange des fraises, plus vertes quand il ingurgite des épinards. Les œuvres avaient leur petite odeur, plus souvent de couleur chocolat… et on pouvait aussi marcher dessus. En 2004, dans les allées de la Foire internationale d’art contemporain (Fiac), à Paris, l’artiste Pascal Lièvre fait une performance et distribue «des baisers d’Orlan» à qui veut bien les payer, pour la somme d’un euro. Lizène, qui passe par là, marchande le prix du baiser à cinquante centimes : «Je suis avare», dit-il en administrant une leçon sur le baise-main. «J’ai adoré l’idée du baiser au rabais», se souvient Pascal Lièvre. Lizène, l’écolo avant l’heure, le visionnaire de la contraception, le sculpteur de l’hybridation (voir ses bidonnantes «sculptures nulles» à partir de morceaux de récupération), aimait mettre ses œuvres sur roulettes, que ce soit du caca, une Vénus ou une poêle à frire. Il adorait la cacophonie, ou, plutôt, la cacaphonie. Il est mort. Merdre alors.

( article du journal Libération/ Clémentine Mercier )

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Jacques Lizène (1946-2021), cet immense amateur d’art

Un soir, alors que nous faisions le tour des vernissages des galeries de la rue de Seine à Paris, j’ai vu Jacques ôter son soulier et le porter à son oreille comme on le fait d’un téléphone portable. Il s’est mis à parler très fort, enchérissant sur un Picasso en vente à New York. La scène a duré 3 ou 4 minutes devant les regards amusés des amateurs d’art qui se pressaient dans la galerie. Si mes souvenir sont bons, c‘était chez Lara Vinci, la galerie de son ami Ben Vautier. Pas de ratage cette fois, Jacques a remporté l’enchère et le Picasso. Il a tranquillement remis son soulier et il m’a dit : encore une œuvre de faite.

Entretemps, nous avions tous pu constater que Jacques portait bien des chaussettes dans ses souliers, question mainte fois répétée depuis la composition, en 1970, de cette petite chanson médiocre, parfaitement affligeante : Mais qu’est-ce qu’il y a sur mes souliers ? Deux lacets lacés ou délacés. Mais qu’est-ce qu’il y a  sous mes souliers ? Deux semelles caoutchoutées. Et qu’est-ce qu’il y a dans mes souliers ? Deux chaussettes et deux pieds. Et qu’y a t-il au bout de ces deux pieds ? Dix doigts agités, agités. Hop la ! Hop la !

En fait,  téléphonant à l’aide de son soulier, lui qui n’a jamais eu de téléphone portable, Jacques Lizène venait de faire une pièce d’art comportemental déambulatoire, une pratique qu’il a initiée en 1964. C’était des petites performances sans importance, des gestes idiots et singuliers pour la plupart, avec ou sans public. Je vous cite quelques exemples :  prendre le tram 4 (à Liège) et faire le tour de la ville comme sur un manège forain en observant les voyageurs. Un beau circuit fermé.  Traverser une rue, d’un trottoir à l’autre, chaque fois que le feu passe au vert et ce, pendant une heure. Monter et descendre, durant une heure également, les escalators d’un  grand magasin. Je pense que c’était au Sarma, Charles Bresmael me confirmera.(1)  Passer une journée à suivre des jeunes filles, jusqu’à l’impossibilité de la démarche. Déambuler dans la ville en marchant très très lentement.  Faire de réels arrêts sur image en prenant la pose, se figer dans l’attitude de l’Homme qui marche de Giacometti, par exemple.

Au bout d’une nuit agitée, agitée, chez nos amis Scarpetta à Malaucène, au pied du mont Ventoux, j’ai vu Jacques, se figer en Homme qui marche au bout de la rue du village. Il faisait de l’art comportemental déambulatoire pour lui tout seul, ne sachant pas que je le regardais de loin. Nous nous sommes ensuite assis devant le volet clos d’un café, attendant l’ouverture de celui-ci.  Volet clos, Jacques a toujours été l’artiste des ouvertures et des fermetures,  y compris de celles des bistrots.  

La présence de l’artiste dans un vernissage, – j’en reviens à mon propos -, fut régulièrement l’occasion d’art comportemental déambulatoire. Quelques exemples encore : retourner sa veste, rire très fort, se présenter comme quelqu’un d’autre, Panamarenko par exemple, et surtout, déclarant qu’il était, non pas artiste, mais collectionneur, s’affirmer comme immense  amateur d’art.

Oui, Jacques Lizène était un immense amateur d’art.  Historien de sa propre démarche, disqualifiant lui-même ses propres œuvres afin de couper court à toute tentative de critique basée sur le jugement, il était également collectionneur, un collectionneur d’une immense générosité, purement intellectuelle puisque cette collection était virtuelle. Je me souviens d’avoir assisté en 2006 à un entretien entre Jacques et un critique d’art évoquant cette collection virtuelle que le petit maître constituait depuis 1961. Jacques lui confia qu’il venait d’acquérir un tableau métamorphique de Picasso conservé dans un musée berlinois, un piano de l’artiste japonaise Suchan Kinoshita, hommage au philosophe Nietzsche (mais dans une version à queue et couleur blanc ivoire de Yamaha), une œuvre d’Olivier Foulon, et dans la foulée, l’Atelier de Courbet et l’Enseigne de Gersaint de Watteau. Hop la !

On l’aura compris : la collection lizénienne tient de l’attitude, du discours, de l’appropriation et participe entièrement de la façon dont il élabore son œuvre. Lizène conduit le récit de cette collection avec toute la générosité induite par cette médiocrité revendiquée qui permet, bien sûr, à tout d’exister.  Il pouvait acquérir l’œuvre d’un aquarelliste amateur comme les plus grands chefs-d’œuvre des musées. Toutes ces œuvres sont susceptibles de commentaires, sans jamais aucun jugement disqualifiant : J’apprécie tous les artistes, m’a-t-il un jour confié. Ce qui est bien dans l’art, c’est la diversité. Le système de l’art imite le système de la vie, mais avec la différence qu’en art, il n’y a pas d’erreur, ou si vous voulez, même l’erreur est une réussite. En art, on peut faire quelque chose d’abominable, cela ne nuit à personne, sinon un peu à l’artiste lui-même. Et encore.

En 2000, Isabelle Arthuis et Erwan Mahéo ont consacré un film à la collection virtuelle de Jacques.  Ce film, m’a dit Jacques, s’est fait très vite, à un moment où je pensais d’ailleurs vendre ma collection virtuelle. Ha, Ha, Ha.

En un long monologue qui s’apparente à une visite virtuelle du musée, lui-même virtuel, l’artiste accompagne le visiteur au carrefour de ses synapses. Il lui présente, en situation, les œuvres de la collection, de Picasso à Piero della Francesca, de Chardin à Charlier, de Ben à Ensor, en passant par le marsupilami de Franquin, une vraie sculpture génétique précisait-il, par l’œuvre sociale de Gaston Lagaffe, par l’intégrale des œuvres perdues d’Alain D’Hooghe (dont la course cycliste pour l’art), par toutes les sculptures hindoues et leurs triples flexions végétales. Il y évoque même la Salle des suicidés où il conserve entre autres les peintures détruites dans l’incendie de l’atelier de Gorki. Pourquoi une salle des suicidés ? À une certaine époque, explique Lizène, j’ai rencontré Richard Tialans dont je ne savais pas encore qu’il était pataphysicien, mais qui était féru de littérature et qui a publié le théâtre du quotidien de Robert Filliou. Je lui ai demandé de me conseiller des livres, mais uniquement d’écrivains suicidés.

Le musée virtuel de Jacques Lizène participe de son œuvre, il est même une œuvre à part entière. En fait, expliquait Lizène, il n’y a rien d’original à cela. Bon nombre de gens collectionnent virtuellement ; la différence, c’est que je le déclare, que j’accorde des interviews sur le sujet, et que je raconte des anecdotes ; en fait, je collectionne aussi les anecdotes.

Cette collection virtuelle participe d’un système, dans lequel pourraient également s’inscrire les lotissements et partagesde cimaise que Lizène pratiquait depuis 1975. Le principe en est simple : Jacques délimite des territoires sur une cimaise et invite, tout qui veut, à y exposer, même à l’insu de l’organisateur de l’exposition. La création de ces territoires lui permettait de chambouler les notions d’auteur, de classification, d’autorité, d’hiérarchie. A Nice, il a invité tous les étudiants et professeurs de la Villa Arson, au Fond régional d’art contemporain à Marseille, il avait prévu de croiser des ex-voto typiques de l’histoire de la ville, des photographies des joueurs de l’OM, des petits maitres liégeois et des œuvres d’Erwin Würm. A Anvers, Jacques a invité un club d’aquarellistes de la ville lors de sa propre rétrospective organisée par Bart De Baere, leur demandant de mélanger leurs couleurs à l’eau de l’Escaut.

Je pense également à ses Placards à tableaux, dans lesquels il lui arrivait d’intégrer les tableaux d’autres artistes. A Harald Szemann, il avait confié, petit dessin à l’appui, qu’il avait envie d’exposer des petits maitres vénitiens oubliés ou anonymes. Lui-même aurait exposé une vidéo, parmi ses collègues petits maîtres, un écran penché s’il vous plait. A Brest, il a rassemblé toutes sortes de marines, un vrai naufrage de regard.  A Katowice en Pologne des œuvres de l’époque soviétiques bien rangées dans les réserves du centre d’art où il exposait, dont un portrait de Brejnev, ce qui lui permit de faire une petite performance au vernissage.  Et puis, il y a aussi son film de 1993, un certain art belge, une certaine forme d’humour. Jacques imagina transformer en monuments parisiens un grand nombre d’œuvres de ses amis artistes. Le tout, à la palette graphique.

Un jour j’ai demandé à Jacques s’il y avait des œuvres de Lizène dans sa collection virtuelle. Il m’a répondu : oui, oui, mais pas toutes. J’en ai laissé quelques-unes pour les autres. 

Voilà, cher Jacques, nous sommes au bout du chemin. Merci pour toutes ces expositions visitées ensemble, merci pour toutes ces heures où tu imaginais tes futures productions, merci pour cette bienveillance que tu as toujours manifestée à l’égard de tous les artistes, merci pour les franches rigolades, pour les nuits à n’en plus finir, merci pour ton gai savoir, merci pour ces heures de montage d’expo où tu te montrais d’une précision sans égal, merci pour ton œuvre dont, sois en sûr, nous prendrons soin, merci pour tout, cher Jacques. Je suis très fier d’avoir eu la chance de travailler avec toi. Avec toi, le désastre a toujours été jubilatoire.

(1) Non, c’était au Grand Bazar

Liège, le 7 octobre 2021

Jean Michel Botquin

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Jacques Lizène, Gaetane Verbruggen, Maris Zolamian, Côté Cour, Côté Jardin, Théâtre de Liège, Salle des Pieds Légers

Jacques Lizène, Gaetane Verbruggen et Marie Zolamian participent à l’exposition Côté Cour, Côté Jardin au Théâtre de Liège, Salle des Pieds Légers. 26.09 > 23.10.2021

 

Jacques Lizène, sculpture génétique, En piste 2021, musée de la Boverie, Liège

Le Théâtre de Liège et la Province de Liège inaugurent une collaboration autour de la Collection artistique provinciale.

Dès lors, à chaque nouvelle saison du théâtre, une invitation est offerte à une personnalité singulière (metteur·euse en scène, comédien·ne, scénographe, auteur·e) à poser un regard sur la collection et à faire un choix parmi les œuvres d’art de cette collection riche et variée trop peu connue du grand public. Cette exposition construite dans une transversalité vise à susciter un nouveau dialogue entre les œuvres ainsi qu’une découverte singulière pour les spectateurs.

Maggy Jacot sera la première à inaugurer ce cycle. Elle signe la création scénographique de Smith & Wesson d’Alessandro Baricco présentée au Théâtre de Liège en décembre. En regroupant intuitivement les œuvres de la Province, Maggy Jacot propose des histoires éphémères sans paroles, en une vision kaléidoscopique et non conformiste à l’image de sa compagnie Pop-Up, fondée avec Axel De Booseré.

VERNISSAGE LE 26.09 À 14:00

Expo accessible du mardi au samedi de 14 à 18:00 et les soirs avant chaque représentation

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