Archives de catégorie : Walter Swennen

Au Wiels, Olivier Foulon invite Jacqueline Mesmaeker et Walter Swennen. Un-scene II

Le Wiels communique :

Vouloir formater le dynamisme artistique d’un pays sous le label plus ou moins précis de ‘scène’. C’est dans ce contexte quelque peu intangible, bâti lui-même sur des fondements linguistiques, historiques et culturels pluriels que l’exposition Un-Scene II tente de représenter ce qui pourrait être appelé la scène artistique belge émergente. Un-Scene II dresse un portrait subjectif d’un lieu, d’un moment et, plus encore, d’un ensemble de préoccupations artistiques portées par la pratique d’artistes belges ou ayant choisi la Belgique comme terrain de développement pour leur travail.

Un-Scene II est la deuxième édition d’une triennale mise en place par WIELS et le résultat de l’engagement continu de l’institution vis-à-vis des démarches et des questionnements artistiques qui l’entourent. A travers les langages singuliers et les pratiques spécifiques de douze artistes invités ; faisant usage de médiums aussi variés que la photographie, la peinture, la sculpture, l’installation, la performance ou la vidéo ; Un-Scene II est une exposition qui esquisse quelques-unes des questions qui animent et bousculent la production artistique belge actuelle.

Les artistes :

Nel Aerts
Harold Ancart
Abel Auer
Olivier Foulon invite Jacqueline Mesmaeker & Walter Swennen
Steinar Haga Kristensen
Gerard Herman
Dorota Jurczak
Vincent Meessen
Sophie Nys
Eléonore Saintagnan
Michael Van den Abeele
Peter Wächtler

Commissaires : Elena Filipovic & Anne-Claire Schmitz
Vernissage jeudi 21 juin à partir de 19h30
Exposition du 22 juin au 26 août

 

 

Tokonoma, diary (9)

16 juin

Des murs derrière des murs. Je me rends compte que ce Tokonoma est une partie où les joueurs avancent leurs pions sur un échiquier où tout se répond, comme s’il s’agissait, consciemment ou intuitivement, d’enchaîner, de rebondir, de mettre en situation des propositions qui, tout en restant singulières, participent au tout et donnent lieu à de nouvelles lectures. Ainsi, le dessin de Walter Swennen, daté de 1997, accroché sur le plan de carreaux de plâtre, non loin de cette trahison des images revisitée par Eran Schaerf agit presque commune une mise en abyme. N’est-il pas la superposition de deux plans, l’un blanc, surface kaolin, l’autre mur de briques rouges, ces deux plans ponctués à gauche d’une tache, là même où serait accroché ce dessin ? Il brouille même, et complexifie, cette idée qu’ « un objet fait supposer qu’il y en a d’autres derrière lui ».

Nouveaux trucs, nouvelles combines, dirait Marcel Broodthaers, Walter Swennen aime les systèmes D. La peinture serait plus une affaire de tactique que de stratégie. Lorsque Suchan Kinoshita l’a invité à participer à ce Tokonoma, Walter Swennen ne lui a pas parlé peinture mais a fait savoir qu’il était prêt à venir planter des clous. Les châssis de Walter Swennen sont parfois de magnifiques systèmes D. Ses sculptures aussi, lorsqu’il bâtit une cabane dans une galerie d’art, s’empare de deux pinces à linge pour créer un avion (celui de Joseph Beuys, dira-t-il) ou compose une fontaine à l’aide de trois pots de Sigma satin, d’une plante maigrichonne et de quelques canettes ou boîte de conserve. Walter Swennen a créé cette fontaine alors que, littéralement, il plantait sa tente, littéralement, en guise d’atelier temporaire dans l’un des espaces de Tour & Taxis  à Bruxelles pour l’exposition « Belgian System », un système B en quelque sorte, en 2001.  Walter Swennen a placé sa fontaine au sein du dispositif, légèrement en retrait tandis qu’il accroche sur la cimaise la plus brute, celle en carreaux de plâtre, une petite huile au couteau, comme un souvenir de cette journée où, collectivement, il fut question de l’inclinaison de la rampe diagonale du « Tokonoma ». Sept traits colorés apparaissent sous le couteau du peintre. Ils sont comme les plans verticaux du dispositif, les quatre premiers traversés par une diagonale. Quatre entailles, un trait diagonal, c’est là, aussi, le système D de toute numération.

Tokonoma, diary (8)

12 juin

Ce chapelet de photographies qu’a envoyé Eran Schaerf et que j’évoquais dans mon précédent billet n’est pas sa seule œuvre présente dans le dispositif du Tokonoma. J’ai déjà  précédemment cité « Séjour », cette bâche utilisée comme abri – écran, impeccable mise en tension de l’espace d’exposition qu’Eran Schaerf déployait en 2008 lors d’un solo à la galerie. Cette bâche semble, ce qui est normal pour un abri temporaire, avoir trouvé une place provisoirement définitive – ou l’inverse –, soigneusement pliée et posée sur la caisse contenant le blackout screen de Willem Oorebeek. Eran Schaerf a également envoyé un troisième travail, une variation sur « ABC Society, » une œuvre mettant à nouveau, la question du langage au centre de ses réflexions. Il s’agit d’un second chapelet d’images, une appropriation d’une suite de dessins de René Magritte  intitulée « Les mots et les images », ce fondamental travail linguistique quant à l’énoncé, au nom, à l’objet nommé, aux images, aux formes, aux objets, aux contour visibles des objets, aux figures, suite de dessins dont le plus célèbre est sans doute celui du cheval – objet, cheval – image et cheval – nom. Eran Schaerf s’approprie quelques uns de ces dessins, qu’il transforme d’ailleurs, comme un nouveau phrasé, rejouant ainsi, sans légendes, les dix-huit énoncés magritiens.

Ce chapelet de mots et d’images est accroché au bord du mur de carreaux de plâtre, lisse et blanc, parfaitement fini.  Dans l’une des planches que René Magritte dessine en 1928, planches qu’il destine à « La Révolution Surréaliste (1929) » (et dont certains originaux sont montrés cet été à Bruges), il y a, entre autres dessins, celui d’un mur de briques. Et Magritte légende celui-ci : « un objet fait supposer qu’il y en a d’autres  derrière lui », ce qui est parfaitement logique dans la ronde des dessins mis en chaine par Eran Schaerf. Ceci prend une signification tout à fait singulière dans ce dispositif où effectivement, il y a des objets et même des murs, derrières les murs.

Tokonoma, diary (7)

11 juin

Lors de sa dernière visite à la galerie, Joerg Franzbecker a déposé une photographie dans le dispositif du Tokonoma. Un autoportrait de Claude Cahun, daté de 1927. Entre deux poids sphériques, Claude Cahun pose en entraineur haltérophile,  maquillée, double accroche-cœur sur le front, portant un short noir, des collants clairs ; un cœur est dessiné sur la cuisse tandis qu’elle a écrit sur son maillot : « Je suis à l’entrainement. Ne m’embrasse pas », « I’m in training. Don’t kiss me ». Récemment réévaluée lors d’une rétrospective au Musée du Jeu de Paume à Paris, longtemps méconnue, « l’œuvre photographique de Claude Cahun s’est imposée ces dernières années comme l’une des plus originales et des plus fortes de la première moitié du XXe siècle. Elle marque rétrospectivement un jalon capital dans l’histoire du surréalisme tout en faisant écho à l’esthétique contemporaine ». Jouant des pseudonymes et des différences sexuelles, proche de Henri Michaux et de Jacqueline Lamba-Breton, de Robert Desnos et de René Crevel, Claude Cahun que André Breton considérait comme « un des esprits les plus curieux de ce temps », entendait l’art comme un moyen de « voyager à la proue de soi-même ». L’artiste se cherche elle-même, dans un jeu de miroirs et de métamorphoses permanent. Ce sont sans doute ses autoportraits qui ont suscité le plus d’intérêt. L’artiste s’y sert de sa propre image pour démonter un à un les clichés associés à l’identité. Claude Cahun s’est réinventée à travers la photographie, comme à travers l’écriture, en posant pour l’objectif avec un sens aigu de la performance, habillée en femme, en homme, cheveux longs ou crâne rasé, chose des plus incongrues pour une femme de l’époque.

Joerg Franzbecker a montré cette photographie, ainsi que deux autres autoportrait des Claude Cahun, dans un projet qu’il a mené à Berlin en 2009, une suite d’expositions, ou plutôt de scenarii, intitulée « Fake or feint », « faux ou feinte », référence au dribble footballistique. Le premier de ces scenarii consista en une confrontation de ces trois photographies et d’une installation d’Eran Schaerf, « Voile », une réinterprétation combinée de plusieurs travaux antérieurs, touchant tous au code vestimentaire, un travail éminemment plastique, mais aussi politique, puisque Eran Schaerf s’attache à interroger et à mettre en valeur les codes sociaux, moraux ou culturels liés aux moeurs vestimentaires, un continuel « recasting », qui aboutit à constituer le vêtement comme un élément linguistique, avec ses assemblages, ses glissements de sens ou ses correspondances.

Ainsi, on pouvait lire dans le dossier de presse de ce premier scénario de « Fake or feint » :

Claude Cahun‘s (1894-1954) photographic work was widely overlooked by art history until its rediscovery in the 1980s, when, against the background of feminist debates, it gained unexpected relevance. Influenced by contemporary currents of symbolism and surrealism, her self-portraits display a unique perspective on the body, staged as a projection screen for social norms and personal and external desires. A play with disguise and gender masquerade inquires the relation of gaze and being seen, and the way this becomes effective in the visual setup of the portrait. Her work thereby refers to cultural stereotypes of her time, which are decoded and subverted, confronting them with a subtle and unpredictable expressivity. Shown are three photographic works from the 1920s.

Eran Schaerf sets up a combined re-enactment of prior works.
The installation Voile lances the room with a cloth panel, its course following the basic architectonic structures. In a gesture of reduplication a second, semi-transparent room is created. The attention is directed to the way how architecture opens the room as a stage for views and movements, thus enabling and structuring social interaction. This diaphanous barrier, resembling a curtain or a veil, is a marking that unfolds a play of visibility that crosses the coding of the public and the intimate.
The situation established by Voile is continued by a narration of the Sapeurs, drawing on clothing as a practice with manifold cultural, gender-related and functional codifications. La Sape (short for: La Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes) is a movement originating from Kongo. Its mostly male protagonists use western designer brands for distinctive self-representation.
Eran Schaerf frames the intricate trails of global exchange and the contradictions arising from acts of appropriation and translation into a narrative setting: A shirt by Paul Smith becomes a momentum of crisis in the life of a Sapeur. In Paris, the Sapeur comes across a shirt, which has its own history of migration. It is tailored from a Kanga, a rectangular piece of cloth, which in Africa serves in different functions as a garment.

Chaque tissu presque comme un mot. L’un des envois d’Eran Schaerf poursuit cette logique. Il s’agit d’une série de photographies d’une manifestation urbaine, sorte de city parade sans doute photographiée à Berlin, où se mêlent les codes vestimentaires et ceux du travestissement, les slogans des calicots, les impressions de textes sur les accoutrements, le langage des corps, des uniformes, des costumes traditionnels. Toutes ces photographies sont enfilées en chapelet sur une chainette de métal. Sur l’une d’elles, on peut lire, inscrit sur la veste d’un manifestant : Break the chain ».  L’œuvre consiste ainsi en une séquences d’images successives, amarrées à un même lien, rappelant en quelque sorte la rampe diagonale de ce Tokonoma et l’enchaînement des propositions au cœur du dispositif.

Suchan Kinoshita a choisi d’accrocher cette chaîne d’images  à même la surface du « platenbild » d’Aglaia Konrad, créant ainsi, par superposition, une tension et une relation entre ces deux travaux.

En introduisant cette photographie de Claude Cahun dans le dispositif, Joerg Franzbecker décline sur un autre mode le sens de cette œuvre commune en construction, car c’est bien ainsi qu’elle semble trouver peu à peu sa singularité.  Théoricien, critique d’art et commissaire d’exposition, il fait référence à son propre travail de créateur de situation et de pensée, prend appui sur un travail mené avec l’un des six artistes participants au processus et fait référence au fait qu’il a mis l’œuvre d’Eran Schaerf, presqu’en un dispositif commun, en dialogue avec celle d’une autre artiste, en l’occurrence Claude Cahun que voici dès lors invitées dans ce dispositif, suivant un autre cheminement que celui qui amena Suchan Kinoshita à introduire la lettre ouverte de Marcel Broodthaers parmi les contributions.

 

Tokonoma, diary (5)

1er juin

Visite aujourd’hui de Walter Swennen. Il apporte deux travaux, sa touche au dispositif. La galerie est dégagée. Des contributions de Joerg Franzbecker et d’Eran Schaerf sont également en place. Manifesta, Documenta, traditionnelles journées professionnelles. Suite dès lors de ce « diary » dans quelques jours, non sans publier, avant de rejoindre Kassel, ces photographies de Walter Swennen découvrant la lettre ouverte de Marcel Broodthaers et, en compagnie de Suchan Kinoshita, une œuvre d’Eran Schaerf.

 

Tokonoma, diary (4)

27 mai

Les plans verticaux se multiplient, toutes sortes de panneaux posés contre les murs de la galerie. Suchan Kinoshita les expérimente, les évalue, ils entrent dans le champ, en sortent, certains finissent par trouver leur juste emplacement. C’est à ce moment là qu’il s’agit de les amarrer à l’oblique qui traverse l’espace comme un trait de marge et assure le dispositif. Celui-ci n’a plus besoin de béquilles : il est désormais en équilibre. Je reconnais les matériaux de certains de ces plans verticaux : Suchan Kinoshita les met souvent en œuvre dans ses installations. Tant leur épaisseur, leur tranche, leur couleur, leur composition sont essentielles. Aucun de ces éléments n’est laissé au hasard. L’une des plus hautes et épaisse est de plâtre, doublée d’une couche d’isolant en mousse de polyuréthane. Elle est parallèle à un cadre de porte-fenêtre, dont la vitre a disparu. Le plaquage de l’encadrement de la porte est aussi défraichi que le haut de la feuille in 4° de Marcel Broodthaers. Cette porte marquée par l’humidité me rappelle « Hochwasser », cette plaque de plâtre rongée par des strates de moisissures et d’humidité que Suchan Kinoshita accrochait en 2009 à la cimaise comme un tableau.

A l’extrémité basse de la diagonale, Suchan Kinoshita a glissé une caissette de bois, ouverte vers l’extérieur ; elle répond ainsi  à la photographie des boîtes empilées disposée à l’autre extrémité du dispositif. Cette caissette jouxte deux tableaux noirs portant des schémas et des inscriptions à la craie. Sur la face visible de l’un d’eux, on découvre le tracé à la craie de deux colonnes, celle de gauche est celle des sanctions, des gages (straf), celle de droite celle des règles, des mesures à prendre (maatregel). Suchan Kinoshita a extrait ces tableaux noirs d’un ensemble mis en œuvre lors d’une exposition intitulée « Archives of problems », une exposition produite en 2004. Elle y transformait l’espace d’exposition en salle de classe, salles de réunion, salle de jeu et de café, en studio d’enregistrement aussi, chacun de ces espaces permettant d’exposer et de résoudre, en pleine interaction avec le regardeur – performer, une série de « problèmes ». Suchan Kinoshita appelle ces œuvres, ces moments d’interactions, des « sets ». Bon nombre de ses travaux est ainsi empreint d’un potentiel performatif, d’un protocole associant, en processus, des instructions, des exercices participatifs, des invitations à l’improvisation. Le Tokonoma est, en effet, un espace de jeu, une scène interactive.  Suchan Kinoshita choisit cette position médiane qui caractérise son attitude de travail, celle où le processus mis en oeuvre ne se dissimule pas, celle où l’aboutissement témoigne du fait que tout, une fois encore, pourrait être bouleversé, que tout n’est qu’un moment de la pensée, que celle-ci précède et que tous les ailleurs sont possibles.

Ce sont souvent des matériaux de construction que Suchan Kinoshita utilise, les choisissant pour leur structure, qu’elle révèlera d’ailleurs dans le travail. Ainsi cette épaisse plaque stratifiée dont l’âme est constituée de nids d’abeilles en carton : Suchan Kinoshita l’insère horizontalement dans le dispositif, fend son épaisseur sur toute la longueur, y enchâsse un bandeau perpendiculaire de même composition, comme une tablette. Elle me confie que celle-ci pourrait devenir un petit lieu d’exposition. Je repense au Tokonoma traditionnel japonais et m’interroge dès lors sur cette coutume occidentale qui consiste à utiliser les tablettes de fenêtre afin d’y disposer des objets décoratifs, parfois posés devant les rideaux de voiles, à la vue des passants.

A Münster, installant « Chinese Whispers » (2007), à Köln, pour son exposition « In ten Minutes » au Ludwig Museum (2011), Suchan Kinoshita recouvrit la totalité de l’espace d’exposition, murs et sol, de plaques blanches immaculées et micro perforées conférant ainsi à l’espace une vibration singulière. C’est l’un de ses matériaux d’élection ; elle l’ utilise également dans la construction de ses scènes de théâtre. Aujourd’hui, l’une d’elle, flexible, s’appuie sur la dernière des « platenbild » d’Aglaia Konrad et épouse l’espace créé entre ceux-ci et la haute plaque en mousse de polyuréthane.

A ce propos, Willem Oorebeek est revenu aujourd’hui. Il maroufle sur une des faces libres des « platenbild » d’Aglaia Konrad un papier peint ou plutôt un papier imprimé de « dots », cet élément de base de toute impression mécanique, ces « benday dots » du Pop Art.  Suivant la logique de l’agrandissement photographique, ces points sont disposés comme un motif de papier peint. Ce panneau est désormais à l’image, ce que la plaque micro perforée de Suchan Kinoshita pourrait être au son, puisqu’il s’agit là d’un matériau généralement utilisé pour ses qualités acoustiques. Voisins, ils ont la même vibration.

31 mai

Joerg Franzbecker est de retour à la galerie, il travaille avec Suchan Kinoshita depuis trois jours. De Berlin, il ramène diverses œuvres d’Eran Schaerf. Suchan Kinoshita semble estimer que le dispositif initial soit en situation. La lettre ouverte de Marcel Broodthaers a trouvé sa situation, sur un panneau libre, légèrement en retrait de la rampe oblique. Etrangement, ce panneau est ce qui subsiste de celui dont les segments de la rampe oblique ont été tirés, mais est-ce vraiment étrange ?  L’un ou l’autre plans verticaux supplémentaires ont trouvé leur place eux aussi. Un petit panneau bicolore, l’une face stratifiée couleur bois, l’autre blanche, tatouée à la base de quelques lettres découpées et superposées dans des bandes rouges et blanche de chantier. J’y reconnais la pratique de Suchan Kinoshita. Le dessin d’architecture de Kris Kimpe s’est renversé. Du moins le panneau sur lequel il a été tracé. Et ce panneau est maintenant doublé comme l’est le tout premier plan de plâtre qui fut posé sur le sol de la galerie. Ce double panneau bas est encore libre ; il n’est pas encore amarré. Au fil des heures, Suchan Kinoshita et Joerg Franzbecker le déplace. Le mouvement est imperceptible. Tout mouvement d’ailleurs est beaucoup moins perceptible. Une bâche de plastique bleu, soigneusement pliée, est déposée, ci et là, sur le faîte d’un plan vertical. C’est une œuvre d’Eran Schaerf ; elle fut tendue dans la galerie au cœur d’une installation lors d’une exposition monographique de l’artiste, « Letters from the Editor », en 2007. L’installation s’appelait « Séjour ». Son logement est encore incertain. Les trous circulaires préforés dans un panneau d’isolation semblent destinés à recevoir le faisceau lumineux d’une projection vidéo. Suchan Kinoshita et Willem Oorebeek évoquent une diapositive de Joëlle Tuerlinckx, projection du mot « LATER ». Plus tard. Tout processus a ses rythmes de polarisation et de lancinance. L’activité n’en demeure pas moins intense. Comme s’il s’agissait de baliser le travail déjà effectué, la tablette du panneau que nous évoquions plus haut reçoit les cubes qui ont été précisément ôtés à chaque panneau lors de leur enchâssement à la rampe oblique. Suchan Kinoshita a entamé des discussions bilatérales avec les autres participants. Tokonoma est effectivement un espace de pensée.

Tokonoma, diary (3)

24 mai

En 2005, pour cette exposition « Iconocity », Aglaia Konrad produit un ensemble de nouveaux travaux qu’elle nomme « platenbild ». De ses archives, elle a extrait des images urbaines prises au quatre coins du monde. Photocopies surdimensionnées, elles sont étalées et marouflées, en bandes, sur des panneaux de bois de dimensions identiques et standardisées (110 x 220 cm). Aglaia Konrad pose ces panneaux contre les murs de l’espace d’exposition mais elle ne les juxtapose pas dans le but de reconstituer les images, elle les agence librement, les superpose partiellement et mixte les panneaux marouflés. Elle constitue ainsi de nouvelles réalités urbaines, fictionnelles puisqu’associant différents espaces urbains. Etrangeté de l’image, ces ensembles de panneaux posés contre les murs confèrent à la ville une force et dimension plastique très singulière. C’est une photographie prise à Pekin qu’Aglaia Konrad a confié à Suchan Kinoshita. Celle-ci pose les panneaux dans le dispositif, régulièrement, parallèlement, dans un même plan. Entre les panneaux, on devine, on perçoit, la présence des images en perspective. Seule, la dernière, est frontalement visible dans son intégralité. Elle constitue le plan vertical le plus haut de la diagonale. On y découvre, dans un entrepôt, une empilement de caissettes en cartons, des conditionnements de cigarettes de diverses marques. Ces boîtes sont posées en équilibre instable sur une petite table bancale. L’instabilité de édifice, la construction verticale de l’image, cette tranche de panneau de bois peint, ou de porte, qui semble soutenir les empilements de boîtes renvoient à la stabilité du dispositif diagonal de l’installation et lui donne ainsi une singulière perspective.

Suchan Kinoshita a ramené une œuvre originale de Marcel Broodthaers. Une lettre ouverte, un feuillet in 4°. Impression noire sur fond blanc. Recto. Daté « Ostende, le 7 sept. 1968 », à en-tête « cabinet des Ministres de la Culture ». Intitulé : « Ouverture ». Le bord supérieur est légèrement défraichi.  Marcel Broodthaers écrit : « Nous avons le plaisir d’informer la clientèle et les curieux de l’inauguration du « Département des Aigles » du Musée d’Art Moderne. Les travaux sont en cours : leur achèvement déterminera la date à laquelle nous espérons faire briller, la main dans la main, la poésie et les arts plastiques. Nous espérons que notre formule « désintéressement plus admiration » vous séduira. Pour l’un des Ministres, signé : Marcel Brodthaers (sic) ». Sous la lettre proprement dite, et sur une dizaine de lignes, s’aligne une répétition de trois mots, tapés en majuscules : OBJET METAL ESPRIT.

Conférant une officialité ministérielle à sa missive, en termes fort choisis, s’adressant aux curieux et clients, Broodthaers annonce l’ouverture de ce « Département des Aigles du Musée d’Art Moderne », dès lors comme si ce dernier, le Musée d’Art Moderne, existait déjà. En fait, il annonce une œuvre en processus qui l’occupera quatre ans, jusqu’à la Faillite du musée en 1972. Les notions de musée et de processus sont bien évidemment présentes dans le dispositif de « Tokonoma ». Nous avons le plaisir d’informer la clientèle et les curieux de l’inauguration de « Tokotoma ». Les travaux sont en cours, pourrait-on écrire. Je me rappelle que  Johannes Cladders, qui inaugura le Musée broodtharcien, écrit qu’ « il est l’irréel des artistes, des poètes et des aigles ». En fait, un espace mental, un espace de pensée, constitué d’une succession de manifestations réunissant un certains nombre d’objets choisis pour leur contenu et non pour leur aspect formel. Lors de l’inauguration de la Section XIX e siècle, vingt jours exactement après la lettre d’Ostende, le musée était composé d’un jardin, d’une tortue, de caisses portant des indications de galeries, de marques d’envoi et de destination, et d’une série de cartes postales. On y repensera bien sûr devant la caisse du « Black Out Screen » de Willem Oorebeek. Suchan Kinoshita n’a pas encore décidé de la place qu’elle assignera à cette « ouverture » broodtharcienne, mais la lettre ouverte rejoindra le dispositif. C’est certain.

Tokonoma, diary (2)

20 mai

Rendre solidaire l’oblique et les premiers plans verticaux que Suchan Kinoshita dresse un à un : l’opération est précise et consiste à entailler soigneusement les plans qui composent l’installation afin d’y insérer cette longue diagonale qui traverse l’espace. La première de ces opérations concerne la double paroi de carreaux de plâtre, dont l’une des faces est maintenant aussi blanche et lissée qu’une cimaise de musée. C’est l’épicentre, même de l’installation, le point d’équilibre central ; et c’est chose faite aujourd’hui.

Aglaia Konrad et Willem Oorebeek ont livré leurs premières contributions. Deux d’entre elles sont installées et stabilisée. L’une des participations d’Aglaia Konrad consiste en une photo murale, déjà marouflée sur une plaque de carton alvéolé, ce qui lui confère une singulière légèreté et permet de l’intégrer telle quelle au dispositif. En 2008, à l’occasion de son exposition « Shaping Stones », l’une des prémisses de « Concrete & Samples », cet ensemble de travaux, films et de photographies, qui investissent les rapports que peuvent entretenir architecture et sculpture, Aglaia Konrad sélectionnait dans le corpus qu’elle constitue une photographie de la « Sculpture Habitacle n°2 » d’André Bloc, érigée dans le jardin de sa villa de Meudon en 1964, un habitacle de forme arrondie, construction de briques peintes en blanc, espace architectural qui surgit de la terre comme une boîte crânienne géométrique, à la fois fantastique et organisé. Pour André Bloc, architecte et éditeur fondateur de l’incontournable revue « Architecture d’aujourd’hui », l’habitacle concrétise le passage de la sculpture à l’architecture. Il associe la géométrie indisciplinée, l’enroulement continu et l’étagement hélicoïdal. André Bloc déclarera: « Je peux dire que c’est la sculpture qui m’a aidé à bien comprendre l’architecture et l’urbanisme. C’est peut-être bizarre, étonnant, mais cependant vrai ». Cette fois, c’est la seconde « Sculpture habitacle », la Tour, également érigée par André Bloc à Meudon en 1966, qu’Aglaia Konrad a décidé d’insérer dans l’installation. Tour de briques rouges haute de 25 mètres, expressive et aux imbrications organiques, elle combine déroulement en spirales labyrinthique et ascension verticale.
Architecture et sculpture s’y entremêlent dans des imbrications organiques. Étagées en plusieurs niveaux et parcourues de trouées, ces « Sculptures Habitacles » ouvrent l’unité plastique de la forme à une expérience physique et spatio-temporelle. Bloc écrira encore : « J’ai laissé pénétrer l’air et la lumière par des cheminements simples et complexes. La sculpture habitacle est, dans une certaine mesure, caractérisée par une continuité de la plastique extérieure et intérieure avec un système d’interpénétration et d’occupation de l’espace multipliant les rapports, les contrastes et les jeux de volume ». Au cœur du dispositif de Suchan Kinoshita, ces rapports entre architecture et sculpture prennent bien évidemment tout leur sens.

Willem Oorebeek, quant à lui, met en scène une caisse de transport d’œuvre d’art. Large et étroite, elle glisse naturellement dans le dispositif. Sur son flanc, une étiquette : l’objet revient de la Fondation Generali à Vienne ; ce que la caisse recèle est fragile. Il faut donc la manipuler avec prudence. Elle contient un « blackout-screen » de Willem Oorebeek.

En fait, ce blackout Screen vient d’être montré à Vienne dans une exposition conçue par Sabine Folie et Lise Lafer, intitulée « Unexhibit » en référence à l’exposition « An Exhibit », organisée à Londres, en 1957, sur une proposition de Richard Hamilton : concevoir une exposition comme une pure abstraction, sans thème, sans sujet, sans démonstration d’un quelconque objet ou d’une quelconque idée.  « I proposed that we might make a show wich would be its own justification: no theme, no subject; not a display of things or idea – pure abstract exhibition ».  L’espace d’exposition est dès lors la seule chose définie. L’installation – exposition conçue par Hamilton, Victor Pasmore et Lawrence Alloway a  tout récemment été reconstituée à la Royal Academy à Londres. C’est une mise en œuvre totale de l’espace par l’usage de panneaux ajourés, voire transparents, de diverses couleurs, suspendus dans l’espace, prenant dès lors en compte les déplacements des spectateurs, en jouant sur la diversité et la variabilité des conditions de perception.

« Unexhibit » fut l’occasion de réévaluer ce concept : faire l’expérience de la transparence et de l’opacité, expérience décisive dans un monde où la perception est définie par les médias. Seule cette tension entre la monstration et la dissimulation permet d’expérimenter la différence qui existe entre le réel et ce qui est imaginaire ou généré par les médias. Que Willem Oorebeek ait été invité à participer à cette exposition organisée par la Generali Foundation tombe sous le sens : ses « Blackouts », surimpression d’une couche de couleur noire sur l’image, permettent de voir les choses en les recouvrant. L’effacement accentue la densité de perception. Ses Blackout Screen sont des écrans à la fois autonomes, mais qui peuvent être utilisés comme surface de projection, dès lors comme dispositif révélateur ; ce fut le cas pour des œuvres vidéos de Joëlle Tuerlinckx ou de Christophe Fink. Le choix de ne pas montrer ce « Blackout Screen », mais d’en laisser deviner l’existence par la présence de sa caisse d’emballage fait, ici, singulièrement sens. La caisse d’emballage est utilisée à la fois comme plan vertical dans l’installation, comme support potentiel à une projection. Exposé, cet écran, n’en demeure pas moins dissimulé. Plus loin même, il me semble que l’on puisse rebondir à de multiples égards entre « An Exhibit », « Unexhibit », le « Blackout Screen » de Willem Oorebeek, son seul emballage exhibé et le dispositif total mis en œuvre dans « Tokonoma » : entre autres sur le plan du protocole et de l’œuvre collective, sur les conditions de perception et leur variabilité, sur la transparence et l’opacité, sur l’autonomie et le dispositif. Il faudra y revenir.

21 mai

Kris Kimpe est à son tour venu découvrir le dispositif. Sur des tréteaux, il a dressé sa table d’architecte. Il retrace le plan d’un studio, Kreuzberger Turm, tandis que Suchan Kinoshita expérimente une projection vidéo. Plus tard dans l’après-midi, elle installe et stabilise la seconde œuvre livrée par Aglaia Konrad. Il s’agit de quatre panneaux, produits pour l’exposition Iconocity organisée par Moritz Kung au Singel à Anvers en 2005. Aglaia Konrad a proposé à Suchan Kinoshita de s’approprier ces quatre panneaux, support de grandes photocopies marouflées.