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Emilio Lopez-Menchero, qui barre démarre (3)

Emilio Lopez Menchero, The pipe

2. The Pipe, 2010. Vidéo HD, son, couleurs. 8 min 26

Men at work. Douze hommes sur un chantier, portant à l’épaule un tube de polyéthylène gris, long d’une douzaine de mètres. L’image resurgit dans l’esprit d’Emilio López-Menchero tandis qu’il prépare la performance que lui a commandité Art Brussels pour son édition 2010. Et très vite une idée s’impose : Emilio López-Menchero se propose d’introduire dans l’enceinte de la foire un tube de PE de même longueur et même section, un peu comme l’on glisse le fil dans le chas d’une aiguille. Le tube, « the pipe », sera porté par une dizaine de fiers-à-bras qui, suivant une déambulation mesurée, un itinéraire programmé et planifié, tenteront de se frayer un chemin parmi les amateurs d’art, de négocier d’improbables virages, de déjouer les pièges posés par les escalators, les comptoirs d’accueil ou les bars à champagne. Esquissé sur papier, the Pipe, est noir comme un coup de crayon ou d’encre de chine. Les porteurs, comme dans la plupart des dessins de l’artiste, ressemblent à ces silhouettes anonymes esquissées par l’architecte théoricien Ernst Neufert, auteur des célèbres « Eléments des projets de construction », cette base méthodologique de la mesure de toute chose, de la norme et des prescriptions.

On repensera, bien sûr, aux déambulations d’André Cadere dans les foires d’art et les vernissages fréquentés par le cénacle de l’art contemporain,  à ces quatre célèbres images datées de 1974 qui représentent l’artiste vu de dos, vêtu de son célèbre tee-shirt rayé, portant sur l’épaule l’une de ses grosses barres de bois rond. La barre traverse la photo de part en part, comme si elle était sans fin. « Exposé là où il est vu » déclare André Cadere, à propos de son travail. Exposé là où « The Pipe » sera vu, dans les travées de la foire, peut-on paraphraser à propos de la performance d’Emilio López-Menchero.

On repensera également aux photographies de canalisations de Jacques Charlier, cette intrusion dans le champ de l’art de ces éléments de constructions souterraines, ces photographies toutes professionnelles. Charlier écrira, en 1968, à propos d’une série de clichés de canalisations : « Ces photos de presse sont en quelque sorte des photographies professionnelles publicitaires, vantant les derniers mérites de la technologie en matière d’égouttage. Leur caractère énigmatique peut non seulement rivaliser avec certaines recherches plastiques contemporaines, mais aussi les dépasser par leur monumentale capacité d’expression. Mais cela personne ne le dira jamais ou peut-être trop tard. Ainsi en va-t-il de l’art d’aujourd’hui qui détourne à son profit, sous l’alibi d’une création ésotérique, la réalité du travail, insupportable pour la minorité culturelle dominante ». Fernand Léger, au fil des pages de « L’esthétique de la machine », ne déclare pas autre chose lorsqu’il écrit : « La vie plastique est terriblement dangereuse, l’équivoque est perpétuelle. Aucun critérium n’est possible, aucun tribunal d’arbitrage n’existe pour trancher le différend du beau ». Et de vanter le Salon de la Machine plutôt que celui de l’Art : « S’ils (les fabricants de machines) pouvaient faire crever le stupide préjugé, s’ils savaient que les plus beaux Salons annuels sont les leurs, ils feraient confiance aux hommes admirables qui les entourent, les artisans, et ils n’iraient pas chercher ailleurs des incapables prétentieux qui massacrent leur œuvre ».

Casqués, habillés de leur tenue de chantier, sous la direction du contremaître López-Menchero, les douze hommes ont faufilé à diverses reprises ce tube dans  l’enceinte de la foire d’art contemporain. In fine, ils l’ont posé sur le gazon, face à l’entrée du bâtiment, telle une sculpture. Horizontale. Ainsi, « The pipe » et ses porteurs prirent la mesure de toute chose, y compris celle d’un espace social compact. Hommage à la réalité du travail, sculpture horizontale au caractère énigmatique, ce tube s’est ainsi vu conférer une monumentale capacité d’expression.

Emilio Lopez Menchero, Le rail

3. Le Rail, 2012. Vidéo HD, couleurs, son, 19 min 29.

Le déplacement de « The Pipe » dans l’enceinte d’une foire d’Art contemporain, est sans aucun doute à l’origine d’une performance plus récente, tout aussi incommode et envahissante et cette fois conçue à dimension de la ville : en 2013, Emilio López-Menchero met en scène, à Bruxelles, le déplacement d’un rail de chemin de fer, un Vignole de 18 mètres de long pesant une tonne. Huit plasticiens sont, en effet, sollicités pour déployer de nouvelles créations le long des trois kilomètres de la voie ferrée qui relie les gares du Nord et du Midi. Ils plongeront dans leur imaginaire pour y analyser et y canaliser l’histoire de cette faille urbaine ainsi que les forces sociales, architecturales et émotionnelles sous-jacentes. La jonction Nord – Midi est avant tout un espace conflictuel, tant par ses origines qu’en raison de son avenir: son aménagement a contraint personnes et bâtiments à disparaître tandis que son destin est source de rêves et d’opinions antithétiques. Son implantation a imposé de nouvelles frontières, divisé et marginalisé certains quartiers, mais permet aussi des expériences et des appropriations nouvelles.

Emilio López-Menchero prévoit donc de déplacer un rail au fil des boulevards, tout au long du tracé de la Jonction : Pachéco, Berlaimont, Impératrice, Empereur   transformeront le paysage bruxellois. Son intention première est de signifier et de rappeler la présence de la Jonction à l’échelle humaine, d’un point de vue historique, urbanistique et social au sein de la ville. Certes, la jonction a permis de résoudre la rupture de transport entre les gares du Nord et du Midi, mais il fallu pour cela raser des pâtés de maisons entiers, bâtis au 19e siècle dans la plus pure tradition hausmanienne. Rituel contemporain, cette déambulation est comme une tentative de résilience par rapport à cette cicatrice urbaine, aujourd’hui une série de grands boulevards qui, une fois la nuit venue, ont des allures de désert urbain.

A l’aide de sangles, une dizaine  d’ouvriers intérimaires tireront un rail d’acier qu’un camion grue aura auparavant déposé à l’entrée de la gare du Midi. Le rail, long de 18 mètres, posé sur des roulettes, sera tracté comme l’étaient les péniches, depuis les chemins de halage sur les berges des canaux.  Cortège, action collective, procession, ce convoi exceptionnel, qui d’ailleurs à ce titre sera escorté par des policiers cyclistes, rejoindra, dans l’effort, et en rythme, le parvis de la Gare du Nord, où l’artiste prévoit d’exposer le rail, tel une sculpture, cette fois encore un monument horizontal.

La réalité fut tout autre. En raison d’un problème de résistance du train de roues prévu, le rail ne quitta jamais la zone de la gare du Midi. Qu’à cela ne tienne, le projet est remis ; il subsiste néanmoins ce film témoin de l’aventure.

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