Archives quotidiennes :

Sophie Langohr, Un Automne à Dess(e)ins, les images (1)

Invitée à exposer à l’Hôpital Notre Dame à la Rose, Sophie Langohr s’est intéressée à deux tableaux anonymes à l’huile du 17ème accrochés dans la salle conventuelle de l’hôpital, représentant Marie-Madeleine « repentante et consciente de sa vanité » dans la grotte de Sainte-Baume. Sophie Langohr jalonne son itinéraire d’une suite de recherches qui, revisitant l’histoire de l’art, éprouvent et interprètent les codes iconographiques du passé tout en interrogeant nos actuels systèmes de représentation. C’est le champ de la photographie qu’elle investit principalement, examinant le médium à l’aune de sa production, de sa diffusion, de sa réception, analysant ses caractéristiques intrinsèques, notamment sa capacité à reproduire, imiter, falsifier. En ce cas précis, elle retouche les images des deux tableaux pour faire disparaître le personnage féminin et tous les éléments allégoriques. Ne subsiste dès lors que le décor de la scène : un univers de plein et de vide, d’ombre et de lumière. Ce qui apparait désormais, c’est un cadre antagoniste qui renvoie au mythe de la caverne et au-delà, à celui de la féminité matricielle.

Sophie Langohr, Sans titre ( d’après Marie-Madeleine, Anonyme, 17ème ,, Collection de l’Hôpital Notre-Dame à Lessines) 2019 Photographie couleur marouflée sur MDF 79 x 95 cm
Sophie Langohr, Sans titre ( d’après Marie-Madeleine, Anonyme, 17ème ,, Collection de l’Hôpital Notre-Dame à Lessines) 2019 Photographie couleur marouflée sur MDF 79 x 100 cm

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Suchan Kinoshita, Risquons-tout, Wiels, Bruxelles

Risquons-Tout fait allusion au potentiel du risque en lien avec l’innovation. Comment quelque chose de nouveau ou d’inconnu peut-il émerger à une époque de plus en plus marquée par les processus numériques, notamment par des algorithmes de prédiction censés nous protéger contre l’incertitude et l’imprévisibilité ? Ces algorithmes façonnent les opinions et nous canalisent vers des bulles numériques où nous ne rencontrons que ce que nous connaissons et « aimons » déjà. L’influence croissante de l’intelligence artificielle s’accompagne d’une conformité grandissante de la pensée. Les artistes et les penseurs invités pour Risquons-Tout remettent ce phénomène en question en s’aventurant sur des territoires inconnus et inexplorés. L’exposition observe la manière dont l’innovation et la créativité peuvent émerger d’attitudes qui défient la norme. Le risque consiste alors à dépasser les frontières qui limitent la mobilité de la pensée, des idées ou des êtres humains à une époque où l’Internet offre potentiellement un accès illimité à toutes les connaissances humaines et non humaines.

Le titre de l’exposition est emprunté au nom d’un hameau sur la frontière franco- belge. Comme la plupart des régions frontalières, Risquons-Tout se caractérise par une histoire de franchissement de limites, de rapprochement, de passage et de contrebande. La contrebande est une forme s’infiltration transculturelle qui échappe à la loi, un passage ou un déplacement non autorisé, une façon de rencontrer de nouveaux canons, des règles alternatives et des codes hybrides. L’exposition se lance dans la recherche d’un espace sans borne et de nouveaux modèles d’ouverture qui mènent à l’éclatement de nos bulles sécurisantes, et explore les dynamiques de transition, de mixité, de métissage et de créolisation qui se produisent dans des lieux intermédiaires tels que les zones frontalières. Elle présente les œuvres de 38 artistes d’origines diverses, tous liés à la région Eurocore qui englobe la Belgique et ses voisins immédiats. L’objectif est de briser les frontières qui limitent la pensée et l’action contemporaines, d’aller vers l’imprévisible et le non normatif comme catalyseurs d’imagination et d’idées.

photo Phlippe de Gobert

S’appuyant sur sa formation musicale et théâtrale, Suchan Kinoshita s’est inspirée de la scénographie pour réaliser une structure ressemblant à un podium de défilé et composée de revêtements de sol de gymnases recyclés. Sur le modèle du théâtre japonais traditionnel Nô et de sa passerelle menant à la scène, Kinoshita crée un espace intermédiaire, un peu comme un pont ou un passage à niveau. En l’absence de tout public, elle a invité des artistes à explorer la passerelle et à interagir avec les objets tandis que différents types de caméras captaient leurs mouvements. Ce qui subsiste n’est autre qu’une image fantôme rémanente dans un espace liminal. (dans le guide du visiteur)

Au Stedelijk museum Amsterdam – Exposition Beyond Imagination, 2012.

(…) L’Engawa, dans l’architecture traditionnelle japonaise, est une passerelle de bois, extérieure, un plancher surélevé, courant le long de la maison. C’est un lieu de passage, coiffé d’un toit pentu ; l’engawa module la relation entre l’intérieur et l’extérieur. On s’y arrête, on s’y assoit afin de contempler le jardin ou le paysage, on y médite.  Je me rappelle l’Engawa que Suchan Kinoshita érigea pour l’exposition  In ten minutes  au Ludwig museum à Köln. Simple plancher légèrement surélevé, rythmé par ses pilotis, extrait du même parquet de gymnase, il divisait l’espace vibratoire de l’exposition, invitant le spectateur à s’y asseoir afin de contempler un champs d’aérolithes, les Isofollies  de l’artiste, jardin ponctué des scories d’un temps pétrifié.

Ce concept de passerelle, de lieu de passage existe également dans l’organisation de la scène de Nô. L’accès à la scène se fait pour les acteurs par le hashigakari, passerelle étroite à gauche de la scène, dispositif adapté ensuite au kabuki en chemin des fleurs (hanamichi). Considéré comme partie intégrante de la scène, ce chemin est fermé côté coulisses par un rideau à cinq couleurs. Le rythme et la vitesse d’ouverture de ce rideau donnent au public des indications sur l’ambiance de la scène. À ce moment l’acteur encore invisible, effectue un hiraki vers le public, puis se remet face à la passerelle et commence son entrée. Ainsi, il est déjà en scène avant même d’apparaitre au public tandis que le personnage qu’il incarne se lance sur la longue passerelle. Assurément, le ponton de Suchan Kinoshita tient autant du Engawa que du Hashigakari.

A dessein, Suchan Kinoshita brouille régulièrement les frontières qui peuvent exister entre sphère privée, celle du temps de la méditation, de la concentration, et espace public ; elle est tant attentive à la contemplation qu’à l’action, à l’énoncé qu’à la traduction, à l’interprétation de celui-ci. Ainsi confond-elle également régulièrement les rôles qui animent le processus créatif, la diversité des espaces mis en jeu, les disciplines artistiques même, choisissant la position qui consiste à ne jamais dissimuler le processus mis en œuvre, mais plutôt à en affirmer le potentiel performatif, afin de créer de la pensée, et par ricochet de la pensée en d’autres lieux, là même où celle-ci échappera à son contrôle. Ce ponton est une œuvre en soi ; il a une indéniable puissance plastique. Il opère également comme dispositif, ce que Suchan Kinoshita appelle un « set », soit un lieu et un moment d’interaction, un protocole associant des instructions ou des exercices participatifs ou des invitations à l’improvisation. Cette fois, elle précise même qu’elle a agencé ce dispositif pour « une performance non annoncée ». Tout en haut des gradins, une série d’objets est disposée sur des étagères. Ils sont en attente d’une performance, d’un performer. Suchan Kinoshita a décidé du protocole : il s’agira de déambuler sur cette scène – passage avec l’un de ces objets.  L’œuvre s’appelle « Suchkino », une appellation qui touche à l’imaginaire, comme une contraction de son prénom et de son patronyme, comme un set linguistique également, entre la racine grecque « kiné » qui évoque le mouvement, le déterminant anglais « such », un tel mouvement ou le verbe allemand « suchen », chercher le mouvement.

Suchan Kinoshita s’adresse tant au performer attendu qu’au regardeur potentiel. Je repense à Jacques Rancière qui, dans l’Emancipation du Spectateur, écrit : « Il y a partout des points de départ, des croisements et des nœuds qui nous permettent d’apprendre quelque chose de neuf si nous récusons premièrement la distance radicale, deuxièmement la distribution des rôles, troisièmement les frontières entre les territoires ». C’est bien là que réside la position de Suchan Kinoshita. « Ce que nos performances vérifient, écrit également Rancière, – qu’il s’agisse d’enseigner ou de jouer, de parler, d’écrire, de faire de l’art ou de le regarder,  n’est pas notre participation à un pouvoir incarné dans la communauté. C’est la capacité des anonymes, la capacité qui fait chacun(e) égal(e) à tout(e) autre. ». Au-delà même de l’imagination que chacun développera en toute autonomie.

J’ai vu, lors du vernissage de l’exposition un jeune performer, Simon Brus, s’emparer d’un objet cruciforme d’abord, d’une chaise ensuite. La chorégraphie qu’il improvisa sur l’étroite scène du « Suchkino » fut longue et singulière, intérieure, comme une conscience du corps, tantôt arrêté, tantôt en mouvement. Sortant de l’auditorium, j’ai découvert deux écrans. De petites caméras de surveillance sont fixées sur certains pilotis. Elles enregistrent et diffusent dans les sas de l’auditorium des fragments de temps et d’espace du « Suchkino ». Sur les écrans, apparaissent des images saccadées qui sont déjà une autre réalité. (JMB, 2012)

 

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