Préoccupé par la relation entre la vision, les choses et le langage, tout en jouant sur le thème de la similitude et de la différence, John Murphy s’inscrit dans une tradition conceptuelle spécifiquement européenne, basée sur le symbolisme, qui va de Mallarmé et Jarry à Duchamp, Magritte et Broodthaers. The Work of Art is… A.J. (1977) est à cet égard singulièrement exemplative et fondatrice.
John Murphy s’approprie ici une désormais célèbre citation d’ Alfred Jarry : L’œuvre d’art est un crocodile empaillé. Le crocodile, on le sait, est animal totémique du Collège de ‘Pataphysique. Le premier numéro des Cahiers annonçait la création d’une chaire de Crocodilologie attribuée à un jeune agrégé en cette matière. Et on sait que sa Magnificence Lutembi, grand crocodile, personnage évidemment fictif, fut Satrape du Collège dès la fondation en 1948, assumant la charge de Procurateur Général du Collège pour les Afriques Équinoxiale, Capricornienne et Cancéreuse en sa résidence du lac Victoria, près de Kampala.[1] La citation néanmoins ne provient pas des Gestes et Opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien, curateur inamovible du Collège depuis 1947, mais bien d’un texte publié par Jarry dans la livraison du 2 août 1903 du Canard Sauvage, un hebdomadaire éphémère (mars – octobre 1903), anticlérical, antimilitariste et libertaire, considéré comme une des revues les plus anticonformistes ou les plus dérangeantes de l’époque. La livraison est thématique, consacrée à la notion de Palmarès. Jarry y signe un texte intitulé Prix Divers. Et il écrit : Il existe une connexité étroite entre les désintéressés et pensionnés et l’amateur sportif, qui ne concourt, ou qui ne court, que pour les objets d’art. L’objet d’art, par définition est le crocodile empaillé, curiosité agréable à suspendre au plancher d’une chambre, a dit Molière. Les temps ont marché depuis mais restent de l’argent toujours. L’objet d’art moderne est une curiosité agréable à suspendre au clou. Jarry cite Molière et plus particulièrement un inventaire dans L’Avare, acte , scène 2 : Plus, une peau de lézard, de trois pieds et demi, remplie de foin, curiosité agréable pour pendre au plancher d’une chambre.
Voici donc, d’une part, le collectionneur dans le rôle du sportif qui court et concourt et, d’autre part, l’œuvre d’art moderne. Objet insignifiant et inanimé, elle n’a de valeur que pour son aspect ornemental et sa rareté, une simple curiosité et une marchandise économique dans un monde régi par l’argent. Jarry s’en prend-il à l’art moderne ? Non, ses propos reflètent les inquiétudes des écrivains et des artistes de son temps face à la montée du mercantilisme. Il en jouera lui-même de façon publicitaire dans l’Almanach, ridiculisant le discours mercantiliste et capitaliste. Les Conseils aux capitalistes y promeuvent, par exemple, l’édition de luxe d’Ubu Roi, comme une curiosité, un must-have, commercialisé non pas tant pour son contenu que pour sa rareté. L’édition est présentée comme un très beau livre dédicacé, dont il ne reste que quelques exemplaires. Les acheteurs potentiels sont donc invités à se presser (Prière de se presser).[2] La fin du texte de Jarry est, elle, cinglante. Jouant sur les homonymes de prix et de décoration, Jarry termine ainsi son paragraphe : Le prix artistique ainsi compris est moins lucratif que le prix en espèce. La différence équivalente de deux sommes est égale à la valeur marchande de l’individu. L’honneur peut être pas vénal directement, mais servir de par son prestige seul ; ainsi on utilisera avec profit une décoration pour commettre des escroqueries. Je repense ici à l’insincérité broodtharcienne, à l’art auto-publicitaire de Jacques Lizène également.
On sait que pour toute œuvre de John Murphy la relation entre le titre et l’objet est cruciale, titre faisant souvent partie du dispositif visuel. The Work of Art is… A.J. [Signé J.M.] L’œuvre d’art est trois point de suspension, l’œuvre d’art est A.J, initiales d’Alfred Jarry, donc Jarry serait l’œuvre d’art. Ou l’œuvre d’art serait… un crocodile empaillé, dès le moment où surgit l’animal. Tout est dans l’ellipse. Car, le voici, un beau spécimen naturalisé, plus petit que ceux de Panamarenko, un bon mètre à l’encolure, campant gueule ouverte, devant le titre de l’œuvre, placé à sa hauteur. L’image ou plutôt l’objet que John Murphy s’est appropriée répond au phrasé de Jarry. L’objet et le texte ne font plus qu’un. En fait, par cette dialectique entre le mot, l’objet et l’image, Murphy converse avec Jarry. Revenons un moment au chapitre 34 des Gestes et Opinions du Docteur Faustroll, cette description de treize tableaux exécutés par la machine à peindre, celle-là même que Jarry confie au peintre Henri Rousseau, dit le Douanier, au chapitre 32.[3] C’est un phénoménal catalogue raisonné d’œuvres non indentifiables qui invite à s’interroger sur les fonctions de l’image, une modalité complexe de transcription de l’image qui recourt en particulier à la mise en récit, où même l’absence est représentée. Tout y repose sur la tension entre l’impossibilité de donner à voir et un mode de vision qui se fonde sur l’évocation plus que sur la description. Entre imaginaire, représentation et référence, nous sommes là non pas dans la description de l’image, mais dans un discours autour de l’image ou encore à propos de l’image. Tout, on l’aura compris, est dans l’ellipse des trois points de suspension, signés J.M.
[1] DE ’PATAPHYSIQUE Collège, « Les 101 mots de la Pataphysique », dans : Collège de Pataphysique éd., Les 101 mots de la Pataphysique. Paris cedex 14, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 2019, p. 3-109.
[2] Marieke Dubbeldoer, Ubusing Culture. Alfred Jarrys’ Subversive Poetics in the Almanachs du Père Ubu, Groningen, 2009
[3] Isabelle Krzwkowski, « Les 13 images, de l’Ecphasis comme art des œuvres imaginaires », dans Jarry et les Arts, SAAJ & Du Lérot Éditeur, 2007