Le Salon Art On paper, salon international du dessin de Bruxelles, initialement réservé au dessin contemporain s’ouvre désormais au dessin moderne et ancien. La galerie propose dès lors des pastels de Maurice Pirenne (1872-1968). Nous avions consacré une importante exposition à Maurice Pirenne, à la galerie, durant l’été 2015.
(…) La carrière de Maurice Pirenne est particulièrement longue et féconde 4. Né en 1872, deux ans avant le premier Salon des Impressionnistes, il quitte Verviers en 1893, s’installe à Gand, où il fréquente les salles de dessin du cercle artistique, rallie Paris en 1895 – il y restera trois ans –, il y suit, entre autres, l’enseignement de Bonnat, copie les maîtres, Vermeer, Chardin, surtout Chardin, Toulouse Lautrec, Degas qui marque d’ailleurs un certain intérêt pour les œuvres du jeune artiste. Il revient en Belgique, s’installe d’abord à Bruxelles, puis rentre – définitivement – à Verviers en 1900. Ses œuvres de jeunesse témoignent déjà de sa très grande capacité d’observation. Son premier envoi date de 1893, Le fossé d’Othon, qu’il montre à l’Exposition générale des Beaux-Arts de Bruxelles. Avant la première guerre, il participe à un nombre considérable d’expositions, envoie ses œuvres aux Salons triennaux de Gand, d’Anvers, de Bruxelles, est reçu en 1900 et 1903 à La Libre Esthétique, participe au premier Salon des Indépendants à Bruxelles en 1904. Sa première exposition personnelle a lieu à Verviers, à la Société des Beaux-Arts, en 1914. Dès ce moment, il n’exposera que très épisodiquement en dehors de sa ville natale. Conservateur du musée de sa ville dès 1912, il s’attache très particulièrement aux paysages urbains et encore campagnards de sa ville ; sa pratique picturale se fond à ses intérêts professionnels. En fait, Maurice Pirenne a entamé une très progressive réclusion. Qu’importe les circonstances de la vie, cette retraite est une libération, c’est une participation strictement contemporaine à l’essence d’un monde: le nôtre aujourd’hui immédiat et pourtant mystérieux. L’œuvre d’art est le produit d’une passion domptée, écrit-il. La passion seule, le dompteur seul ne peuvent produire rien qui vaille . Il n’y a que la nature et moi, ajoute-il ; il n’y a que la nature, dont je fais partie. La nature c’est moi, moi c’est la nature. La nature c’est tout. Voilà l’assise de la philosophie de Pirenne 5 qui conclut : Je me fiche de l’art et de la poésie tout autant. Seule la vérité m’intéresse. Dès lors, il s’agira de douter de tout, même de l’impossibilité des miracles.
Un premier pastel attire mon attention, l’ombre d’une femme à sa fenêtre, un soir lumineux de juin. (Soir, 1929). Maurice Pirenne peindra de très nombreuses fenêtres, analogie visible du tableau depuis les écrits d’Alberti, le tableau comme une fenêtre ouverte tandis que la fenêtre du regardeur est part de l’œil. La lectrice à la plante verte (1936), La lecture à la fenêtre (1948), L’espagnolette (1949), L’hortensia dans la cour (1950), La pomme (1953), L’été au jardin (1951), Le balcon (1959) ou La chaise et le balcon (s.d.) ou encore Le balcon avec récipient (1959), L’autoportrait à la visière (1960), La cage d’escalier (1961), La table et les deux crayons (1962), Le pot à tabac (1967), et ce ne sont que quelques exemples, tout est occasion d’ouvrir les fenêtres de la maison. Restez enfermé chez soi n’empêche pas de regarder par la fenêtre ce qui se passe, écrit toujours Pirenne. La fenêtre, en effet, n’est pas que fabrique du paysage. Il s’agit, et je reprend ces mots à Gérard Wajcman d’ouvrir une fenêtre non sur ce qui est peint, mais pour peindre, ouvrir une fenêtre non sur le visible, mais pour voir. La fenêtre, poursuit Wajcman, importe à chacun, personnellement, à notre être intime, elle emporte, implique la façon dont nous nous tenons dans le monde au regard du monde. Elle est aussi ce qui enferme notre intimité, ce qui permet qu’il y ait un lieu intime, qui soit chez soi, qui soit soi 6. Ouvrir une fenêtre, c’est habiter le monde, même a distance. Et, au plus Pirenne habite le monde, au plus le champ se resserre, dans un univers que le plus banal des objets finit par exprimer tout entier. En fait, c’est l’infini qui se trouve à la pointe de ses pantoufles, l’infini de la vision, l’infini de la peinture cernant des objets définis. Lorsqu’il peint une cheminée d’usine, il note : Une cheminée d’usine fumant dans l’espace infini et un moineau qui passe. La cheminée de l’Intervapeur, dans le ciel de Verviers, est sa colonne de Brancusi. Peut-être est ce à tout cela que pensait André Blavier, l’indéfectible ami et défenseur, évoquant l’intimisme cosmique de la peinture de Pirenne.7
Ce que nous voyons, constate en effet Pirenne, s’étend sans limites, dans tous les sens. L’œil n’est pas plus arrêté que la main qui palpe une sphère. Comment un peintre pourrait-il arriver à représenter ce qu’il voit alors que forcément sa représentation s’enferme dans un cadre ? Il n’y a dès lors plus que le voyage autour de sa chambre qui lui soit nécessaire. Peindre de petites choses, un pot qu’il soit de terre ou d’étain, un robinet, une chaise, une porte, une cruche, une pomme sur un appui de fenêtre, un citron, une pipe, une allumette, des bouteilles ou un pot d’onguent. Maurice Pirenne a entrepris, souligne Jean-Marie Klinkenberg, un long mouvement de dépouillement. Le repli pirennien va plus loin encore qu’on ne le croit: au delà des dimensions du plus petit objet discernable. La chose déjà refoulée n’est bientôt plus là que par indice: la vibration que laisse l’orange quand elle n’est plus, l’ombre d’une ficelle sur un mur nu. Car après la mort de l’objet, il reste la vision pure.8 Se consacrer à peindre des natures mortes, c’est ce que Maurice Pirenne appelle un renoncement, renoncer à tout ce qui dans l’art de peindre n’est pas purement de la peinture. La langue anglaise serait ici plus précise : natures mortes, still lifes, vies silencieuses. Les vingt dernières années d’activité de Maurice Pirenne sont jalonnées d’une remarquable série de pastels de petite taille, aux tons sourds, ponctués de touches éclatantes, pastels à peine fixés sur le papier afin d’en conserver toute la clarté intérieure. Pirenne peint désormais la vibration lumineuse de l’essence même de l’objet. Sa vision transcende l’objet représenté, elle l’inscrit dans un monde toujours présent, car Pirenne déborde du cadre comme en témoigne ses singuliers hors-champs quasi cinématographiques. En fait, il voit le monde.
Maurice Pirenne disparaît en 1968, quelques mois après Marcel Duchamp et René Magritte. Quelques jours avant sa mort, il peint encore.
4 Concernant la biographie de Maurice Pirenne, on se référera à l’excellent mémoire d’Anne -Véronique Dossin sur Maurice Pirenne, Université de Liège, année académique 1969-1970.
5 Cette question a parfaitement été soulignée par Guy Vandeloise, Maurice Pirenne, avec des fragments de lettres de Noël Arnaud, Marcel Havrenne, René Magritte, Roger Rabiniaux, Maurice Rapin, Clovis Trouille, une postface d’André Blavier et des Extraits de la Poubelle de Maurice Pirenne, Temps Mêlés, Verviers, 1969.
6 Gérard Wajcman, Fenêtre, chroniques du regard et de l’intime, Lagrasse, Verdier Collection, Philia, 2004, p.26.
7 André Blavier a écrit divers textes sur Maurice Pirenne, de 1954 à 1994. Le dernier est paru dans : Maurice Pirenne, Une Chambre à Soi, publication du Centre d’Art Nicolas de Staël, Braine l’Alleud, 1994. Cette notion d’intimisme cosmique apparaît, entre autres dans : André Blavier, préface à l’exposition Maurice Pirenne, galerie Valère Gustin, Liège, 1979.
8 Jean-Marie Klinkenberg, dans Une Chambre à Soi, publication du Centre d’Art Nicolas de Staël, Braine l’Alleud, 1994. Ce texte, a été repris et enrichi dans : Jean-Marie Klinkenberg, Voir faire/Faire voir, Essai / coll. Hors collection, 2010
Lexique
POUBELLE
Vient par antonomase de Poubelle, nom de famille de son inventeur en 1884, le préfet de la Seine, Eugène Poubelle. Récipient destiné à recevoir les détritus. En informatique, mécanisme logiciel qui permet de mettre à l’écart des fichiers qu’on envisage de supprimer. Dans le cas de Maurice Pirenne, un ensemble de notes quotidiennes sur petits papiers récupérés (parfois ses extraits de banque), écrites au crayon, à l’encre, parfois au crayon et repassées à l’encre, fort souvent biffées et raturées, qu’il décide de ne pas jeter. Peut-être, par extension, l’objet qui les contient. Non datées, ce sont des réflexions générales et singulières, rarement des citations, plutôt des maximes, un fil conducteur de pensées qui touchent à l’art, à la culture, à l’individu, à l’éthique, à des attitudes de vie. Pirenne n’y évoque jamais explicitement ses œuvres, mais y aborde ses préoccupations, rend hommage aux maîtres du passé qu’il affectionne, critique parfois ses contemporains. Généralement brèves, stoïques même, incisives souvent, l’ensemble, plusieurs centaines de notes, nous éclaire sur sa personnalité et les choix qui l’animent. Quelques exemples :
Combien de légèretés sont lourdes, lourdes de conséquences.
Un Braque, c’est un Chardin déshabillé, dit-il. Mieux : un Braque c’est le squelette d’un Chardin. Se trouver devant un squelette impressionne plus que se trouver devant un homme. N’empêche que se trouver devant un homme de chair et d’os, vivant, est quelque chose de plus.
Art, artiste, artistique, artificiel, artificieux.
Il faut aimer son temps comme on s’aime soi-même. Mais aimer c’est tout autre chose qu’admirer.
La plupart des gens sont tellement occupés : ils n’ont le temps de rien faire. Ce sont les oisifs qui font quelque chose.
Correction bien ordonnée commence par soi-même.
A les entendre, il semble qu’il n’y ait qu’une chose d’admirable dans l’œuvre de Ingres ; la vertèbre de trop dans le dos de l’odalisque.
J’ai fait le tour du monde, me dit l’un ; moi, me dit l’autre, j’ai fait cette table. Je la regarde, elle est solide et bien proportionnée, un bon ouvrage. Je ne sais si le tour du monde de l’autre a été aussi bien fait.
Un peintre était en contemplation dans sa cuisine devant une pomme de terre. Il n’y a rien au monde de plus beau, dit-il. Tout ce qu’il y a au monde est aussi beau, mais de plus beau, il n’y a rien.
Un chien s’éveille, regarde, lève la patte et puis se rendort : et la caravane passe.
Maurice Pirenne a décidé lui-même d’en publier quelques-unes. Une première fois, sous le titre de Réflexions et Apostrophes, dans un tiré à part non daté du Bulletin de la Société des Beaux-Arts de Verviers, une seconde fois en 1954 dans le n°12 de la revue Temps Mêlés, éditée à Verviers par André Blavier, sous le titre, explicite cette fois quant à l’intitulé de cette notice : Extraits de ma Poubelle. Guy Vandeloise a également fait une sélection à l’occasion de la parution de son ouvrage en 1969. Aujourd’hui, l’ensemble de ces notules est conservé dans les archives d’Andrée Blavier, précieusement serrées dans les boîtes de papier photo Ilford dont elles épousent parfaitement le format et dans quelques enveloppes. Lors de leur consultation, j’ai trouvé sur l’une de ces enveloppes l’avertissement suivant : Ne pas jeter à la poubelle.
INTERVAPEUR
C’est en 1937 que fût construite l’Intervapeur, dans le but d’alimenter en chauffage les nombreuses usines textiles de Verviers et, plus tard, des maisons privées. Maurice Pirenne a peint de nombreuses cheminées dont celle de l’Intervapeur. Elles sont le signe d’une région industrielle qui a trouvé en elle ses moyens de subsistance et son prestige. Maison en construction et cheminée Intervapeur, un pastel de 1948, représentant la construction d’une maison après guerre, en contrehaut d’une rue aux petites maisons ouvrières, la cheminée de l’Intervapeur en arrière plan, un pré où paît un mouton à l’avant plan, est teinté d’une ambiance presque surréelle. Dans une récente exposition, ce pastel était voisin d’un autre Maison en construction (1948) ainsi que de Fumée de train (1933), un pastel dans les tons gris représentant un paysage vallonné traversé de part en part par une fumée de train. Happant ces trois œuvres d’un seul regard, le comédien et réalisateur de cinéma Bouli Lanners y vit un saisissant raccourci d’une image de la Wallonie. De sa formation aux Beaux-arts de Liège, les films de Bouli Lanners ont gardé une indéniable picturalité, sorte de tableaux mouvants exaltant les paysages de sa région d’origine.
Ce texte est paru dans la revue Dits en 2015.