STATISTIC PROJECT V
Dès le début des années 70, Werner Cuvelier initie une série de travaux conceptuels et représentations visuelles qu’il nomme Projets statistiques. Il se propose en effet d’utiliser différents outils appartenant à la sphère des sciences sociales et sociologiques pour collecter et systématiser des données provenant de contextes culturels, notamment du monde de l’art. Ainsi projette-t-il de produire une série d’œuvres, conceptualisées comme des recherches, qui cherchent à transformer en forme visuelle des données objectives et les relations statistiques qui sous-tendent les mécanismes de production, de distribution et d’échange. En un mot, il s’agira ainsi d’introduire les variables quantitatives de la statistique descriptive dans le champ de l’art. La démarche est pour le moins singulière.
A Gand, où l’artiste réside, cette recherche trouvera une résonance auprès de Plus, un groupe d’artistes opposés à l’idée que l’art se doit d’être narratif, symbolique ou expressionniste et dont le but est d’élever la peinture à une expérience totale et multi – sensorielle. C’est le futur groupe Plus Kern créé par Yves Desmet et Amédée Cortier en 1969. Yves Desmet, artiste et théoricien, quittera progressivement l’aire constructiviste pour se concentrer sur l’art conceptuel, qu’il envisage en relations linguistiques, mais aussi mathématiques, matérielles ou émotionnelles, ou même en combinaisons de ces divers paramètres. Desmet, dès 1970, sera parmi les premiers à commenter les recherches de Werner Cuvelier. C’est donc très naturellement que la galerie Plus Kern accueillera Werner Cuvelier. Fondée dans la foulée du groupe et animée par le couple Jenny Van Driessche – Yves Desmet, la galerie Plus Kern encouragera principalement l’abstraction géométrique et l’art cinétique. Elle s’orientera également très rapidement vers l’art conceptuel. Parmi les artistes associés à la galerie figurent François Morellet, Jan Schoonhoven, Amédée Cortier, Leo Copers ou Raoul De Keyser. Et c’est la galerie Plus Kern qui édite, en 1973, la version textuelle, le protocole, de ce Statistic Project V qui nous occupe ici, quelques feuillets rédigés par Werner Cuvelier accompagnés d’énumérations et de tableaux récapitulatifs, un tapuscrit ronéotypé glissé dans une minimale chemise porte documents en carton. Une pure esthétique administrative, mais qui, en ce cas précis, ne dématérialise pas et ne remplace pas l’œuvre elle-même. Elle l’explicite, la décrit, la complémente et l’accompagne.
Pour ce projet spécifique, Werner décide d’utiliser les catalogues publiés à l’occasion de quatre manifestations artistiques qui ont eu lieu entre 1968 et 1972. Deux autres illustrent deux collections majeures, allemandes l’une et l’autre. Ces publications « nous donnent une idée claire des arts plastiques dans les années 60, précise-t-il. Il sera clair pour tout le monde qu’elles constituent une documentation historique et qu’il s’agit d’une histoire très proche ». Docte et assuré, il ajoute : « Le choix de cette documentation fut aisé. Certains peuvent en douter, mais je pense que ces manifestations artistiques furent les plus importantes ».
Qu’on en juge plutôt : il y a là la Documenta IV, confiée à Arnold Bode en1968, la désormais mythique exposition When attitudes become forms, organisée à Berne en 1969 par Harald Szeemann, Sonsbeek buiten de perken – Arnhem 71, mise sur pied par Wim Beeren en 1971 ainsi que la tout aussi mythique Documenta V qu’Harald Szeemann orchestre en 1972. Du côté des collections, il y a celle de Peter Ludwig, le roi du chocolat, ainsi que la Sammlung Karl Ströher. Werner Cuvelier compilera ces diverses manifestations énumérant les artistes participants (403 en tout), notant leur participation à l’une, l’autre ou plusieurs de ces expositions, recueillant également leur date de naissance, leur éventuelle date de décès, leur pays d’origine ainsi que leur lieu de résidence et de travail. « Avec ces informations, déclare Werner Cuvelier, j’ai fait une sorte de statistique artistique. Le caractère statistique n’y a finalement que peu d’importance, ce qui ne signifie pas que la valeur statistique soit nulle. A partir des classifications, ces énumérations peuvent soulever bien des questions importantes et les informations recueillies permettent de voir précisément des choses qui sont normalement cachées et qui ne retiennent pas notre attention ». Au passage, il constate nonobstant qu’il n’y a que cinq occurrences belges dans son énumération… 5 sur 403, donc un peu plus d’un pour cent des artistes concernés. Relatives les statistiques de Werner Cuvelier ? Oui, il l’affirme : « Je me moque un peu de la science et surtout des statistiques, soulignant la relativité de mes résultats »,constatant toutefois que « le sujet de cette œuvre est l’art en soi ; les artistes et les informations qui leurs sont relatives constituant le matériel, ce qui contraste avec tous les sujets qui ont façonné l’art au cours des siècles passés ».
Tout, en tout cas, est précisément normé, précisément codifié, l’usage des abréviations, la longueur des énumérations en colonnes, les couleurs utilisées. Car l’enjeu est de transcrire cette recherche statistique en représentation visuelle. Soit six panneaux peints, six panneaux dessinés. Je parle à dessein de panneaux dessinés, version tableaux statistiques en colonnes, car toutes les lettres y sont tracées à la main, écrites noir sur blanc pour d’évidentes raisons de lisibilité. Les panneaux peints sont de couleur grise. Celle-ci « fonctionne comme un exposant en arrière-plan, comme non – couleur, n’ayant aucune signification esthétique ». Werver Cuvelier transcrit ici l’énumération des artistes et leur participations aux expositions suivant un code couleur, celui de la couverture, ou du moins de la couleur dominante de la couverture du catalogue d’exposition correspondant. Ainsi le jaune clair pour When Attitude become forms, le gris clair pour Sonsbeek, l’orange pour la Documenta V, un jaune plus profond pour la collection Ludwig, du vert pour la collection Ströher, deux triangles rouge et bleu pour la Documenta IV. Celle-ci bénéficie d’un catalogue en deux tomes, l’un rouge, l’autre bleu. Le format des tableaux n’est également pas le fruit du hasard. Le format 35 x 35 cm est dérivé du module cher aux architectes néerlandais W. Graatsma & J. Slothouber, concepteurs d’un système cubique modulaire envisagé dans l’esprit du fonctionnalisme de De Stijl, de la nouvelle objectivité, du minimalisme, offrant des solutions simples, économiques, universelles, suscitant l’imagination et non dénué d’une charge émotionnelle.
Enfin, à ces dix dessins et tableaux, s’ajoute deux tableaux de synthèses, reprenant l’ensemble des données convoquées.
La finalité de stratégie mise en œuvre ne s’arrête évidemment pas là. Le philosophe Rudolph Boehm, à l’époque professeur à l’université de Gand et qui collaborera aux travaux statistiques de Werner Cuvelier analyse le dispositif. « Regardons ce que nous voyons. À gauche, un panneau de couleurs (= peinture). Les couleurs se présentent comme des données sensorielles immédiates de la plus grande simplicité. Que dire d’autre sur ce qu’il y a d’autre à apprendre ? La chose n’est pas si simple. Sur ce panneau, nous voyons autre chose que ce que nous pensons voir. En fait, nous voyons une représentation de données que nous ne percevons pas immédiatement comme sensorielles. Les couleurs représentent selon des règles strictes, des données statistiques enregistrées dans le panneau de droite (= dessin) Vous savez qu’aujourd’hui, les gens aiment à considérer les données statistiques comme les seules données objectives. Ces données statistiques sont-elles ce que nous percevons réellement sur le panneau de couleurs ? Mais où les voyons-nous ? Seulement sur le deuxième panneau. Mais là encore, elles ne sont montrées qu’à l’aide de caractères ».« Nous voyons d’abord les couleurs, puis les caractères, puis leur signification,écrit-il encore. Et maintenant, après ces réflexions, nous commençons à voir – peut-être à comprendre – quelque chose de complètement différent par rapport à ce que nous percevons. Une conclusion est certaine : ce que nous voyons dépend aussi de nous-mêmes ».Werner Cuvelier pour sa part précise : « Je veux examiner ici si ces séries régulées, par opposition aux séries aléatoires, produisent autant de sensations esthétiques que les œuvres composées par intuition. Si c’est le cas… ».Werner Cuvelier laisse la réponse en suspension.
Il nous faut mentionner un troisième volet, un dispositif sonore complétant l’œuvre. Werner Cuvelier l’évoque dans ses notes : il a conçu, de façon tout aussi codifiée, six compositions sonores, chaque couleur correspondant à un son, « afin que vous puissiez suivre la musique tout en regardant les couleurs, et en conséquence, en écoutant les couleurs et en voyant la musique ». Nous voilà donc bien dans une dimension multi – sensorielle. Ce dispositif existe bel et bien, mais doit être remis en état de fonctionner.
Jean-Michel Botquin
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