Art On Paper Brussels, Werner Cuvelier, preview

– Un écrit de voyage formé en été 1975. Deux parties : dessins au mur, photos dans le catalogue. Les dessins : série I : aller ; série II : retour. Ainsi que le titre l’indique, il s’agit de connexions, celles entre dolmens et menhirs en France. Les dessins montrent la route parcourue entre le premier point et le second, le second et le troisième, etc. Les photos de la première série (l’aller) sont prises direction nord-sud, celles de la seconde (retour) en sens inverse. Le format des feuilles comporte 70 x 70 cm pour des raisons d’ordre pratique. La forme carrée a été choisie pour sa neutralité. Le centre des lignes raccordant les points extrêmes correspond au centre de la feuille. Les divisions verticales/horizontales correspondent aux latitudes nord/sud.
Werner Cuvelier
S.P. XXII, Dolmens et menhirs de France, 1975, crayon sur papier, (24x) 70 x 70 cm

SP XXII, Connexions, Dolmens et menhirs de France, 1975

Que celle-ci soit menée loin de chez soi ou pas, l’itinérance est une façon très concrète de plonger dans un réel qui nous est par essence exotique, en ce qu’elle nous est étrangère. L’itinérance stimule l’imagination, elle provoque les écrits de voyage, elle convoque la cartographie, elle suscite l’élaboration de listes et inventaires, tous protocoles qui s’inscrivent dans la pratique artistique de Werner Cuvelier. Nous avons déjà évoqué le SP XVI, Buitenverblijven, cette randonnée suburbaine à la découverte des façade de bordels de la région gantoise ainsi que la performance du SP XII (oui, la déambulation est aussi performative) menée en1974 à Las Hortichuelas dans la province espagnole d’Almeria. Werner Cuvelier projette, toujours en 1974, de tracer une route romane de Soignies en Hainaut à Lérida en Espagne (1), un projet qu’il ne réalisera finalement pas. Ces projets déambulatoires sont souvent estivaux ; ils s’inscrivent dans la vie quotidienne de l’artiste : durant l’été 1975, Werner Cuvelier part à la découverte des dolmens et menhirs de France. Un écrit de voyage, annonce-t-il, mais composé de dessins et de photographies personnelles, projet établi sur un protocole très précis. A l’invitation de Jan Vercruysse, il exposera ce SP XXII, intitulé Connexions en 1976 à la galerie Elsa von Honolulu Loringhoven (2) , ainsi qu’à la galerie l’A, à Liège, en 1981(3). L’exposition liégeoise s’intitule Connexions & Relaciones : Werner Cuvelier y expose en effet un second projet de même nature, le SP XXXVI, qu’il conçoit durant l’été 1978, un itinéraire tracé au travers de la péninsule ibérique, une mise en relation, Relaciones, de dix-sept lieux raccordés. Ainsi il va, il court, il cherche. Que cherche-t-il ? On citera bien volontiers Charles Baudelaire : À coup sûr, cet homme, tel que je l’ai dépeint, ce solitaire doué d’une imagination active, toujours voyageant à travers le grand désert d’hommes, a un but plus élevé que celui d’un pur flâneur, un but plus général, autre que le plaisir fugitif de la circonstance.(4) Le flâneur, ici, a précisément préparé son voyage, il a déterminé les lieux qui seront visités. Le plaisir de la circonstance est toutefois également au rendez-vous : Werner Cuvelier série bien sûr des lieux qui nourrissent ses centres d’intérêt. L’imagination active associée à l’observation analytique, la démarche classificatoire caractéristique de l’art conceptuel seront ainsi révélatrice de réalité. Le monde est plein d’objets plus ou moins intéressants, déclarait déjà Douglas Huebler en 1969, je ne souhaite pas en ajouter davantage. Je préfère me contenter d’énoncer l’existence des choses en termes de temps et/ou de lieu.(5) Énoncer, oui, bien sûr, et transcrire: c’est là que se situe l’enjeu.

Que nous donne-t-il donc à voir ? Dans le premier cas, celui du S.P. XXII, une série de 24 dessins, des lignes sinueuses tracées à l’encre de chine sur un fin quadrillage au crayon, les latitudes Nord Sud, nous précise Werner Cuvelier, ajoutant que « le centre des lignes raccordent les points extrêmes correspondant au centre des feuilles ». L’ensemble, accroché en une longue ligne, est monumental, d’un un seul élan entrecoupé toutefois : ici, deux dessins sont placés verticalement, là trois autres brisent le rythme horizontal. Ces lignes serpentines nous semblent abstraites et imaginaires ; il nous faut consulter le catalogue qui accompagne l’oeuvre pour retomber dans un réel que Werner Cuvelier ne quitte jamais. Ces dessins représentent un itinéraire, une traversée de la France, un parcours à la découverte des mégalithes, dolmens et menhirs que, d’étape en étape, Werner Cuvelier mettra en connexion. La règle est simple : sur l’aller, il les photographiera du nord au sud, sur le retour du sud au nord. Le tracé est minutieusement préparé (2-5 juillet 1975 pour l’aller, 25 au 28 août pour le retour), les nationales et départementales listées, les étapes fixées. Quatorze menhirs et dolmens sont au programme de l’aller, de L’Écluse dans le département du Nord à Lussac en Gironde, neuf sur le retour, de Saint Polycarpe dans l’Aude à Bois les Parony dans l’Aisne. Soit deux parallèles, traversant le territoire, une façon très personnelle de considérer la géographie mégalithique, alors que foisonnent les théories sur leur orientation par rapport aux mouvements des corps célestes et autres considérations d’ordre ésotérique. En préparant son voyage, Werner Cuvelier ne se tourne d’ailleurs pas vers la littérature savante, les annales archéologiques, les atlas minutieusement tracés, non, il utilise une seule source, un livre à succès, le Guide de la France Mystérieuse, paru en 1966 aux Éditions Tchou. Et il y fait explicitement référence dans son catalogue : chaque photographie est sous-titrée par un extrait du livre. La silhouette du Diable, Un menhir dans une chaussure, Le réveillon du menhir, Un trésor à saisir vite, Un dolmen où la vierge fait sa toilette, Un menhir controversé, Les fantaisies de Gargantua, Sacrifices humains, La chaise des morts, Invisible mais honnête, Dans la foulée de Gargantua, Tombes de diamant pour les Fées, Il grandit chaque année, Le menhir ou sont payés les impôts, La Fée a laissé son fauteuil, ou encore ce singulier : Le menhir est arrivé en retard. Le Guide de la France Mystérieuse fait évidemment la part belle aux légendes, traditions, mythes, croyances, mystères au sens médiéval, peurs ancestrales et puissance quasi miraculeuse, liens entre la vie et la mort que suscitent ces pierres levées, objets de fascination depuis la nuit des temps. C’est cela aussi que Werner Cuvelier met en connexion, toute cette énergie que dégage ces mégalithes, énergie qui a nourrit la conscience collective, que l’on considère ces monuments néolithiques d’un point de vue cosmotellurique ou pas. Il nous reste donc 24 dessins, une série minimale, qui comme les objets que ces tracés connectent, convoquent l’énigme et le pouvoir de l’imagination.

(…)

Connexions, relations… Il est clair que les travaux de Werner Cuvelier sont à mettre… en relation avec l’attitude prospective et les activités du groupe CAP fondé en 1972 par Jacques Lennep, cet art relationnel tel que définit par CAP, empreint de structuralisme, de sémiotique, un champ impliquant participation et interaction, s’appuyant sur cette affirmation : toute perception implique des connexions et relations. C’est l’identification du réel par le moi qui le fait exister, par le truchement de la mise en relation, écrit Sébastien Biset. Werner Cuvelier témoigne au fil de ses travaux d’une même approche systémique, favorisant l’émergence de l’idée relationnelle, au croisement des notions d’interdisciplinarité, d’environnement, de structure, de système ou de communication.

(1) SP XVII. Note dans le Tekenboek I

(2)Exposition individuelle Werner Cuvelier, Connexions – F 1975, Elsa von Honolulu Loringhoven galerie. 7-28 février 1976. Texte d’introduction Jan Vercruysse. Communiquéde presse : archives de l’artiste

(3) Exposition personnelle, Werner Cuvelier, Connexions & Relaciones, galerie l’A, Liège 12 – 30 juin 1980. Communiqué de presse : archives de l’artiste.

(4) Charles Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », dans OEuvres complètes, éd. Y. G. Le Dantec et Claude Pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1964, p. 1163.

(5) January 5-31, 1969, New York, Seth Siegelaub, 1969.

(6) Sébastien Biset, Le paradigme relationnel, aspects fondamentaux des arts relationnels (1952-2012), dans Koregos, revue et encyclopédie multimédia des arts.

Edition artisanale du catalogue à 17 exemplaires, 30 x 21 cm : Connexion, dolmens et menhirs de France, 1975. S.P. XXII. Signé par l’artiste. L’artiste précise en dernière page : les sous-titres proviennent du « Guide de la France Mystérieuse, Editions Tchou, Paris, 1964.
Catalogue : Galerie L’A : Rétrospective, janvier 1979-janvier 1986, 50 expositions. Liège, Belgique: Editions Yellow Now; s.l.: Galerie L’A, 1986. Maquette originale de la page 42 du catalogue précité.
Connexions PS XXII – 1975 : Werner Cuvelier. Dolmens et menhirs de France. Retour 5 – 6 Dessin, photos NB, crayon et encre de chine. 58 x 48 cm.