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Paréidolie 2024, preview, Benjamin Monti

PORTRAIT DE L’ARTISTE EN MINIATEUR

Un ixième recyclage, un épuisement – sans garantie de fin – d’une affolante banque d’images conservée tant au creux d’un imaginaire compulsif qu’en liasses d’images reproduites. L’opus se nomme Miniatures. Ceci nous renvoie à l’art de l’extrêmement petit, aux petits sujets destinés aux missels, aux scènes gracieuses traitées en médaillon pour tabatières, à l’enluminure des manuscrits médiévaux, au minium, ce pigment rougeâtre utilisé par les anciens, à la lettre ornementée, à un genre pictural – celui de la miniature – et à celui qui le pratique : le miniateur. Portrait de l’artiste, dès lors en miniateur.

Comme souvent dans la pratique de l’artiste, l’opus procède aussi de son support. Benjamin Monti collecte tant les images que les papiers, des cahiers et carnets vierges ou usagés, des blocs et rames de toutes sortes, tous et toutes potentielles opportunités de développer un travail singulier et particulier, de se mesurer à l’objet suivant les règles d’une contrainte bien évidemment désirée. Ici, un bloc publicitaire d’une société liégeoise, les Entreprises Philippe SA, active dans le domaine de l’isolation et du sanitaire de 1991 à 2015, un bloc de mille feuillets, du neuf par neuf, pardon soyons précis, un bloc de 9,2 cm sur 9,2 cm. Le bloc était là ; l’artiste l’a ressorti de ses réserves un jour d’isolement et de confinement sanitaire. L’aventure, la colle et les ciseaux (bien que l’artiste opte bien souvent pour la déchirure) l’attendaient sur un coin de table. La pérégrination durera plus de deux ans et le bloc est loin d’être épuisé.

Dès lors, Monti s’est replongé dans ses liasses d’images reproduites, copiées, photocopiées, multipliées, agrandies, diminuées, celles-ci même qui alimentent ses dessins à la plume qui, eux aussi, sont des collages, celles-là qu’il épuise dans ses collages de toutes dimensions, y compris les muraux qu’il conçoit depuis une bien nommée Restructuration du Travail, titre d’une exposition menée en 2019, des collages muraux aux antipodes donc de l’opus qui nous occupe, si lointains et portant si proches, tant il s’agira de rejouer la donne : l’échelle, le cadre, la strate, les strates plutôt (j’ai eu la chance de les manipuler ; au plaisir visuel s’est ajouté celui du toucher), le sujet… celui qui en déroutera plus d’un. Car, là sans doute réside l’essentiel, ce qui vous pend au nez, ce qui sera l’objet de toutes les attentions, ce que l’on aura de cesse de scruter. Analyser, examiner ou plutôt, entre fragments d’images, trames et déchirures, disséquer, décortiquer, voire même éplucher jusqu’à la pluche de papier. L’exposition qui révéla la série avait pour titre Études et Miniatures : étudier résumera la chose. Ce fut un cas d’étude pour l’artiste, ce le sera pour le regardeur qui, c’est bien connu, fera le collage.

Les sujets abondent dans l’œuvre de Monti. Certes, il collecte essentiellement des sources imprimées familières, encyclopédies et livres illustrés où se croisent illustrateurs de renom et anonymes de l’image imprimée. Certes, Monti, en collectionneur averti, vous parlera d’Horace Castelli, de Grandville ou des gravures de Louis Poyet que – je ne le savais pas – Max Ernst ou Joseph Cornell ont utilisé pour leurs propres collages. Poyet, avertit Monti, est fort présent dans la série des Miniatures. Présent sans doute mais indiscernable, tant la densité est profonde, tant la condensation est forte. Car bien sûr il n’est pas question de miniaturiser des collages qui auraient pu exister plus grands, la question ne se pose même pas. Ces copies qu’il étudie, dont lui-même scrute chaque trait, entrent ici dans une nouvelle dimension, participant d’une fascinante fragmentation où chaque motif, chaque trame trouvera une nouvelle assignation, participant d’un nouvel imaginaire. Sans doute n’était-ce pas concerté dès le départ, – Monti est plutôt intuitif – mais la série procède d’une sorte de rebond du motif, l’évolution d’un collage à l’autre, par exemple, d’un fronton d’opéra, un fronton portant les lettres OPERA, que le miniateur triturera en tous sens. J’aime à y voir tant l’évocation d’une comédie humaine qui sied à toute l’œuvre de Monti que la notion d’opérer : mettre en œuvre, d’une part, trancher dans le vif (du sujet) de l’autre. Ainsi en va-il pour bien des motifs qui jalonnent la série, un cercle, un rond, une roue, une roue de bicyclette, une cible, tous participants d’un monde où s’associent les masques, les visages, les silhouettes, les objets, les machines – oui, il y a esprit Steam punk dans certains collages – les trames, les points et les hachures de toutes espèces qui parfois, souvent même, envahissent l’espace et le recouvre, le noir, le blanc, les lisières, les coupes, les juxtapositions et les superpositions, les situations cocasses, étranges ou inquiétantes, un monde que le regardeur ne pourra épuiser, pas plus que l’artiste n’épuisera la folle dimension de son corpus de sources d’inspiration.

J.M.B.

A Liège, le jour où le tram, pas la trame, entra en centre-ville.

Werner Cuvelier, les images (3)

Exhibition view
Werner Cuvelier
Sans titres (Suite Fibonacci)
Huile sur papiers, 40 x 30 cm, 2023
Werner Cuvelier
Sans titres (Suite Fibonacci)
Huile sur papiers, 40 x 30 cm, 2023
Exhibition view
Werner Cuvelier
Sans titres (Suite Fibonacci)
Huile sur papiers, 40 x 30 cm, 2023
Exhibition view
Werner Cuvelier
Sans titre, 
Huile sur panneaux, (6) x 24,5 x 18,5 cm, 2006
Werner Cuvelier
Sans titre,
Huile sur bois, (12) x 20,5 x 13 cm, 1998 – 2001
Werner Cuvelier
Sans titre,
Huile sur bois, (13) x 20,5 x 13 cm, 1998 – 2001

Werner Cuvelier, les images (2)

Exhibition view
Exhibition view
Werner Cuvelier, Sans titre, huile sur toiles en diptyque, (2) x 150 x 186 cm, sd.
Exhibition view
Werner Cuvelier, Sans titre, huile sur panneaux, 16 pièces de dimensions diverses, 2023
Werner Cuvelier, Sans titre, huile sur panneaux, 16 pièces de dimensions diverses, 2023
Werner Cuvelier, Sans titre, huile sur panneaux, 16 pièces de dimensions diverses, 2023
Werner Cuvelier, Sans titre, huile sur panneaux, 16 pièces de dimensions diverses, 2023
Werner Cuvelier, Sans titre, huile et crayon sur toile, inachevée, 231 x 373 cm
Exhibition view
Werner Cuvelier, Sans titre, huile sur toile, 115,5 x 83,5 cm, 1979

Werner Cuvelier, les images (1)

Exhibition view

Au début des années 1970, Werner Cuvelier apparaît comme l’un des principaux artistes conceptuels de sa génération en Belgique, produisant une série d’œuvres – conceptualisées comme des recherches – qui cherchent à transformer en forme visuelle les données « objectives » et les relations statistiques qui sous-tendent les mécanismes de la production, de la distribution et des échanges culturels. Werner Cuvelier a développé une stratégie artistique unique pour l’organisation, le catalogage et l’inventaire de toutes sortes de données objectives qu’il a utilisées pour révéler la nature finalement subjective et arbitraire des événements humains. Dans les années 1980, les travaux de Cuvelier se sont orientés vers une représentation plus picturale des relations géométriques et arithmétiques sous forme de purs indices minimalistes. Dans sa riche production de dessins, de peintures et de carnets, Cuvelier s’est dès lors concentré sur les relations qui se cachent derrière des constructions mathématiques telles que le nombre d’or ou la série de Fibonacci. C’est cette seconde approche  que Dirk d’Herde, commissaire de l’exposition, développera pour ce quatrième solo de l’artiste à la galerie, tout en mettant en valeur deux Projets Statistiques créés à la fin des années 70.

Werner Cuvelier, Sans titre, huile sur panneau, 37 x 78 cm, 2014
Werner Cuvelier, Sans titre, huile sur panneau, 34,5 x 26 cm, 2020
Werner Cuvelier, Sans titre, huile sur toile marouflée sur panneau, 63,5 x 61,5 cm, 1971
Exhibition view
Werner Cuvelier, Sans titre, huile et encre sur papier, (3) x 81,5 x 13,5 cm, 1995
Werner Cuvelier, Sans titre, huile sur toiles marouflées sur panneaux (5) x 26 x 16,5 cm

Werner Cuvelier, S.P. XXXIII Atlas van de Wereld, Atlas du Monde, 1979-1983 – galerie Orez-Mobiel, Den Haag

(…) Werner Cuvelier expose son trente troisième projet statistique en 1983 à la galerie Orez- Mobiel  à La Haye aux Pays-Bas. Le fait est loin d’être anodin : Orez est une inversion du mot Zéro. Fondée en avril 1960, Orez, puis Orez-Mobiel dès 1975, fut à l’origine du lancement du groupe révolutionnaire ZERO sur la scène mondiale ; elle a joué un rôle central dans le développement du groupe Nul, la branche néerlandaise du mouvement, cofondées par Jan Schoonhoven et Armando, en collaboration avec Jan Henderikse et Henk Peeter, groupe dont le crédo repose sur la monochromie, la répétition  – rythme et régularité sont privilégiés -, la sérialité ainsi que le traitement direct du matériau. Une Œuvre-NUL est une représentation objectivement neutre de la réalité, déclare Jan Schoonhoven. Autant de caractéristiques que l’on retrouve dans cet Atlas de Werner Cuvelier, vision tangible d’un monde qui nous semble à portée de doigt.

Le S.P. XXXIII Atlas van de Wereld condensera et traduira visuellement à l’échelle la seule dimension démographique. Sur base de la publication de l’Unesco, Cuvelier dresse la liste des 202 pays et territoires analysés, les répartit en zones continentales, note pour chacun d’eux le nombre de kilomètres carrés, le chiffre de population arrêté en 1978, le ratio de la population au  kilomètre carré. Ceci constituera son catalogue, catalogus.

Werner Cuvelier, S.P. XXXIII Atlas van de Wereld, Atlas du Monde, 1979-1983.

galerie Orez- Mobiel, 1983
galerie Orez- Mobiel, 1983

Werner Cuvelier n’a décidément pas froid aux yeux lorsqu’il s’agit d’inventorier le réel. Voici qu’il projette en 1979 rien de moins que de cartographier un Atlas mondial. Souvenons-nous qu’il s’est déjà frotté en 1973 au Rapport Meadows, The Limits to Growth, édité à l’initiative du Club de Rome, ce groupe de réflexion réunissant des scientifiques, des économistes, des fonctionnaires nationaux et internationaux, ainsi que des industriels de 52 pays, préoccupés  par les problèmes  complexes  auxquels  doivent  faire  face  toutes  les  sociétés lorsqu’il s’agit de contrôler les limites de la croissance. Cette fois, c’est l’Annuaire statistique 1978-1979, publié par l’UNESCO, qui l’attire. Quelque deux cents États ou territoires y sont passés en revue dans les domaines de compétence de cette organisation, c’est-à-dire l’éducation, la science, la culture et la communication. L’annuaire fournit des chiffres très détaillés sur l’enseignement et la recherche scientifique à travers le monde, sur les musées et les bibliothèques, le théâtre, l’édition, la presse écrite et audiovisuelle, le cinéma, etc. Au total, ce sont plus de cent tableaux statistiques mondiaux qui sont ainsi établis, sinon de manière exhaustive, du moins de la façon la plus complète possible, car chaque pays a ses propres critères, ses propres références et des modes d’inventaire particuliers. Fondement de toute statistique internationale, la démographie du monde y est brossée en quelques tableaux. On comptait, en 1977, quelque 4 375 000 000 d’hommes et de femmes à la surface de la Terre, dont plus de la moitié (2 372 000 000) âgés de moins de vingt-quatre ans. Les 1266 pages de l’ouvrage sont une mine d’or statistique.[1]  Dans ses notes de travail, Werner Cuvelier se projette déjà un champ culturel et cultuel mondial à représenter à l’échelle[2], pays par pays, un prolongement à son Projet Statistique XXVI, Coördinaten, Coordonnées, approche d’un millénaire de culture occidentale au travers de sept disciplines, grand œuvre qui l’occupa durant deux ans, de 1975 à 1977.

Atlas ? Frontières ? Population  mondiale ? Dans les notes de l’artiste, les termes se croisent. Le concept d’atlas l’attire au plus haut point. Werner Cuvelier s’intéresse également à la notion de frontière géographique qu’il abordera d’ailleurs dans des travaux ultérieurs. Il  s’arrêtera finalement à la démographie, aux ratios de la population mondiale par rapport au ratio territorial. L’horizon s’éclaircit : le S.P. XXXIII Atlas van de Wereld condensera et traduira visuellement à l’échelle la seule dimension démographique. Sur base de la publication de l’Unesco, Cuvelier dresse la liste des 202 pays et territoires analysés, les répartit en zones continentales, note pour chacun d’eux le nombre de kilomètres carrés, le chiffre de population arrêté en 1978, le ratio de la population au  kilomètre carré. Ceci constituera son catalogue, catalogus. A l’échelle, Les territoires seront représentés par des carrés, figure géométrique choisie pour son caractère statique, les populations par des cercles, figure plus mobile et mouvante. Cercles et carrés sont réalisés en carton recyclé, traité avec une préparation de colle de peau de lapin et de blanc de craie. Ils sont en outre marqués d’un numéro de série renvoyant au catalogue. Les uns et les autres seront exposés en série, croissantes ou décroissantes. Ils pourront également être superposés, cercle sur carré ou carré sur cercle correspondant.  

Werner Cuvelier expose son trente troisième projet statistique en 1983 à la galerie Orez- Mobiel[3] à La Haye aux Pays-Bas. Le fait est loin d’être anodin : Orez est une inversion du mot Zéro. Fondée en avril 1960, Orez, puis Orez-Mobiel dès 1975, fut à l’origine du lancement du groupe révolutionnaire ZERO sur la scène mondiale ; elle a joué un rôle central dans le développement du groupe Nul, la branche néerlandaise du mouvement, cofondées par Jan Schoonhoven et Armando, en collaboration avec Jan Henderikse et Henk Peeter, groupe dont le crédo repose sur la monochromie, la répétition  – rythme et régularité sont privilégiés -, la sérialité ainsi que le traitement direct du matériau. Une Œuvre-NUL est une représentation objectivement neutre de la réalité, déclare Jan Schoonhoven. Autant de caractéristiques que l’on retrouve dans cet Atlas de Werner Cuvelier, vision tangible d’un monde qui nous semble à portée de doigt.

Werner Cuvelier n’a pas pu conserver les plus grands des pays et leurs populations, je veux dire par là les plus grands cercles et carrés, qu’il a choisi dès lors de montrer grâce à l’archive photographique de l’exposition de 1983 à La Haye. Subsiste le dessin préparatoire, la catalogue – catalogus et une très large sélection des cartons recyclés.

[1] Roger Cans, Annuaire statistique de l’Unesco. Les chiffres de l’inégalité, Le Monde, 5 mai 1981

[2] Tekenboek  I, archives  W.Cuvelier

[3] 1 octobre – 1 novembre 1983

Werner Cuvelier, S.P. XXIX, Turner’s Sketch books

SP XXIX Turner’s Sketch books
Museum voor hedendaagse Kunst – Inzicht Overzicht – 1979 Werner Cuvelier, Panamarenko, Fillip Van Snick

19 février 1978. Werner Cuvelier acquiert chez Corman, libraire à Knokke, une édition des dessins de William Turner, établie et commentée par Gérard Wilkinson, Turner Sketches 1789-1820, éditée à Londres chez l’éditeur Barrie & Jenkins. Le livre restera sur sa table de travail jusqu’aux vacances scolaires ; Werner Cuvelier profitera de l’été pour se plonger dans l’ouvrage. Wilkinson y évoque les cheminements de Turner, de l’apprentissage du pittoresque et des années de jeunesse à la première période de maturité. William Turner voyage en Angleterre, au Pays de Galles et en Écosse, puis explore les Alpes. Il s’attarde sur la Tamise et passe ses étés sur la côte du Devonshire ou dans les Yorkshire Dales. En 1817, il emporte ses carnets de croquis en Rhénanie, puis en 1819 à Venise et à Rome. Ce qui me frappe, écrit Cuvelier après avoir compulsé l’ouvrage, c’est que les dimensions des carnets utilisés par Turner ont, au fil du temps, des formats de plus en plus variés, à un tel point qu’il n’y a pas deux formats strictement identiques (1).  La question l’asticote tant qu’il décide, à l’automne, de se rendre à Londres, non pas à la National Gallery où sont conservées les œuvres du peintre, mais au British Museum où sont déposées les archives du leg Turner et, principalement, les inventaires.

Décédé en 1851,William Turner a légué la totalité de son atelier à la Nation britannique; c’est ce qu’on appelle le Turner Bequest. L’intention de l’artiste est explicite : il souhaite que les peintures à l’huile achevées qui restaient en sa possession – une centaine – soient conservées à la National Gallery, rassemblées et exposées dans une galerie portant son nom, désignée à cet effet. Le leg est en réalité bien plus impressionnant, comptant pas loin de 20.000 aquarelles, dessins et croquis. Un inventaire hors norme, ce qui ne peut que séduire Cuvelier, une sinécure pour les historiens, parmi lesquels on compte l’ami et exécuteur testamentaire de l’artiste, John Ruskin qui s’attellera à l’élaboration d’une première catalographie. Celle-ci sera très vite contestée. L’artiste, journaliste et historien de l’art Alexander J. Finberg, invité à entreprendre un nouveau catalogue du legs en 1905, le confirmera. Finberg basera son travail sur un examen minutieux, méticuleux, des carnets de croquis et des dessins et, dans la mesure du possible, sur la reconstitution des itinéraires de l’artiste voyageur, autant que sur l’identification des sujets. La taxonomie de l’inventaire est simple. Les carnets de croquis sont numérotés en chiffres romains, tandis que les pages ou les feuilles individuelles sont numérotées numériquement ou, parfois, alphabétiquement. Dans la mesure du possible, des groupes sont formés en fonction de la date et du sujet. Quant aux travaux divers, ils sont généralement regroupés suivant leur fonction présumée ou leur support. Concis, impartial, limité aux titres et aux résumés des sujets, à de brèves notes sur la datation ou sur les œuvres apparentées et, occasionnellement, à des transcriptions de rapports historiques, le texte de Finberg est l’antithèse de la prose passionnée et de l’instinct romanesque de Ruskin. L’auteur réserve ses propres opinions et jugements esthétiques pour son livre Turner’s Sketches and Drawings publié en 1910, et les nouvelles connaissances qu’il a acquises sur la vie de Turner pour sa biographie de l’artiste publiée en 1939 (2). C’est cet inventaire en deux volumes, A complete inventory of the Drawings of the Turner Bequest (1909) qui, bien sûr, retiendra l’attention de Werner Cuvelier. Il ne peut qu’être ravi par ce classement exemplaire. Il en demande une copie et rentre à Gand.

Werner Cuvelier radicalise dès lors les choses. Sur base de l’inventaire de Finberg, il dresse la liste des carnets de croquis et note pour chacun d’eux le numéro d’inventaire attribué par Finberg, la date d’exécution, le sujet, le nombre de page et bien sûr le format, puisque c’est celui-ci qui a titillé son esprit. Le protocole de l’œuvre à venir sera simple : chaque carnet sera représenté par un rectangle découpé dans du papier à dessin, aux dimensions exactes du format original. Au centre de chacun d’eux, Werner Cuvelier trace à l’encre et en lettres majuscules le sujet du carnet et sa date d’exécution. Dessous, il reporte sous la cote T.B. (pour Turner Bequest) le numéro d’inventaire en chiffres romains et, entre parenthèses, le nombre de page. Au crayon, pour mémoire, il reporte sur les bords les dimensions du carnet en pouces et en centimètres. Le tout constituera le S.P. XXIX, Turner’s Sketchbooks, S.P. pour projet statistique. L’œuvre est montrée au Museum van hedendaagse Kunst à Gand en 1979 à l’occasion de l’exposition Inzicht – Overzicht, Actuele Kunst in België, conçue par Jan Hoet. Werner Cuvelier déploie les 299 items de son inventaire sous la colonnade de la rotonde à l’entrée du musée. L’avion de Panamarenko est exposé au centre de l’espace, les toiles de Van Snick sont accrochées en l’air, telles des bannières ou des voiles de bateaux. Werner Cuvelier donne à voir les multiples pérégrinations de William Turner en Angleterre et sur le continent. L’invitation au voyage est dès lors exemplaire.

Oui, Cuvelier donne à voir les carnets de dessins de Turner, il les rend visibles, même et surtout, au travers de cette synthèse radicale et minimale. Revenant une fois encore sur ce qu’il nomme le problème de l’art, Werner Cuvelier pointe le fait que le travail de Turner était une solution au problème tel qu’il se présentait à l’époque de Turner (3). Le problème doit donc trouver de nouvelles solutions, tout en acceptant ce qui a été fait de par le passé. Aux questions qui lui sont posées quant au minimalisme de sa proposition, cet énoncé nominal – nommer les choses les rendraient de facto visibles – cette objectivation radicale, il répond qu’il se défie de l’objectivité. J’ai quelque chose contre cette objectivité derrière laquelle nous nous cachons constamment, déclare-t-il. J’ai quelque chose contre cette objectivité qui serait tellement plus vraie que l’expérience subjective de la réalité. Dans une large mesure, mon travail veut relativiser l’objectivité dont on parle. En fait, Werner Cuvelier, montrant le format des carnets, touche à l’essentiel, ce que les carnets contiennent, invitant le spectateur confronté à son œuvre à éventuellement retourner voir les croquis et dessins du maître londonien. Je n’attend rien du public, dit-il encore. Certains retourneront voir Turner et c’est une bonne chose. Je crains néanmoins qu’ils oublient par quels détours exactement ils y ont été conduits. L’amplitude minimale que prend l’œuvre dans l’espace, cette suite de 299 rectangles uniformes et annotés, est quant à elle, une solution au problème tel qu’il se pose à Werner Cuvelier, une solution magistrale, monumentale, minimale, parfaitement inscrite dans l’air du temps et les courants d’art, sensible, voire même fragile, méthodique, démesurée et subjective, bien qu’elle repose sur la mesure objective des choses.

Au-delà de l’œuvre elle-même, il est piquant de mettre en relation les pérégrinations européennes de Joseph Mallord William Turner et les pratiques de Werner Cuvelier, lui aussi arpenteur du réel, des mégalithes de France (Turner dessina ceux de Stonehenge) aux routes romanes, des cheminements hispaniques ou du voyage à Rome à la tournées des ponts et des bordels gantois. Les carnets de croquis, de dessins, d’aquarelles sont également son affaire, plus de 410 au dernier recensement effectué en 2018. Ce sont des carnets d’esquisses, de projets, de voyages, de recherches, un spectre large, du pittoresque à la quête mathématique, tous parfaitement reliés, dotés d’une jaquette blanche sur laquelle l’artiste appose titre et cote numérotée : TB, non pas comme Turner Bequest, mais comme Tekenboek. Je pointerai ici trois titres des plus signifiants quant à ce qui nous occupe ici : Penser / Classer (Georges Perec) (1983), Tentative d’épuisement d’un motif (Georges Perec) (2016) ainsi que, et surtout, Tout, au monde, existe pour aboutir à un livre (Variations sur un sujet – Stéphane Mallarmé) (2014).

Il faudra veiller lors de l’inventaire des Tekenboeken de Werner Cuvelier à bien noter le format de chacun d’eux.

Jean-Michel Botquin 

1  Tekenboek 1 (Archives WC). 2  David Blayney Brown, ‘Project Overview’, December 2012, in David Blayney Brown (ed.), J.M.W. Turner: Sketchbooks, Drawings and Watercolours, Tate Research Publication, December 2012.  3 Inzicht-Overzicht, Actuele Kunst in België, Museumkrant, p.3, 1979

SP XXIX Turner’s Sketch books

BAD + Bordeaux, les images (2)

Jacques Lizène
Art syncrétique [1964], sculpture génétique [1971] en remake 2011. Statue fétiche africaine croisée copie inspirée d’antique.
Valérie Sonnier
Le bassin des Beaux-Arts, 2024
Fusain et acrylique sur papier coréen, 150 x 210 cm
Michiel Ceulers
Je peux vous tutoyer (Man Man), 2018
Caulk and gloss paint on cardboard shoebox lids / artist frame; duck tape, 65,5 x 58 cm

Michel Assenmaker Firenze, 2023
Collage, 17,5 x 23,5 cm
Jacqueline Mesmaeker
Séquence II, 2020
Photographies couleurs, impression pigmentaire sur papier archivable, 42 x 29,7 cm.